25 Janvier 2015
Je ne sais plus quand exactement s’était tenu ce congrès des Centres d’Economie Rurale à Deauville. Au début des années 90 c’est sûr, mais l’année précise je ne sais plus. Ce dont je me souviens parfaitement en revanche, c’est que l’un des fondateurs d’Intermarché y était intervenu pour raconter les débuts du groupe et son développement. L’expression en vogue dans les années 60 l’interrogeait vivement. On disait alors selon lui « con comme un épicier ». Cela le plongeait dans un abîme de réflexions. Fallait-il être con pour être épicier ? Ou devenait-on con parce que l’on était épicier? L’assemblée avait alors beaucoup ri. Au regard de la fantastique évolution des magasins du groupe coopératif, le questionnement inquiet de l’entrepreneur à ses débuts paraissait pour le moins paradoxal.
C’est marrant comme ces doutes me semblent bien moins absurdes aujourd’hui quand on les confronte au message de l’enseigne sur les fruits et légumes moches. Parce qu’Intermarché revendique à mon sens bruyamment avec cette pub d’être à la fois épicier et passablement con. Une sorte de luxe de parvenu qui se permet d’être décadent et de rigoler un bon coup de son hold-up réussi sur une certaine idée bobo du commerce équitable.
Le point de départ de tout ça, c’est le mot d’ordre très louable de lutte contre le gaspillage alimentaire. Bien avant les mousquetaires, tout chevalier blanc politique, de la FAO jusqu’au ministère de l’alimentation, en passant par Bruxelles, a trouvé là une nouvelle matière pour faire croire à son utilité.
Du champ jusqu’au consommateur, tout au long du parcours, des fruits et légumes se perdent.
Au champ, quand la valeur marchande attendue ne permet pas de couvrir les coûts de récolte. Ce qui arrive régulièrement. Ou bien lorsque que des attaques de ravageurs divers n’ont pas pu être maîtrisées. Ce qui devient de plus en plus fréquent. Et bien sûr aussi à cause d’un gel, d’un excès de pluie, d’un soleil trop brulant ou d’une chute de grêle. Mais ça aussi, c’est consubstantiel au métier de paysan.
Contre ces pertes, pas besoin de venir enquêter à grand frais avec l’argent du contribuable pour voir comment les limiter, le paysan s’en charge. Il fait de son mieux avec les moyens dont il dispose. Et c’est bien entendu du côté des moyens de protection contre les bioagresseurs que la puissance publique serait la bienvenue. Mais je sais, c’est nettement moins sexy en terme de communication et un peu plus casse gueule que de vouloir faire vendre des gueules cassées.
Lors de l’étape suivante, au moment du tri et de l’emballage, sont écartés une fois encore les fruits et légumes dont la valeur marchande ne dépasse pas les coûts d’emballage et de transport. Pour ce qui concerne les pommes, aucune ne se perd si elle est moche et saine, trop petite ou trop grosse. Elle devient jus ou compote.
Arrivés chez le détaillant, les mauvais traitements fréquents à la mise en rayon ou lors des manipulations par les consommateurs dégradent nombre de fruits et légumes qui finissent à la poubelle. Le consommateur lui-même, bien qu’ayant déboursé une somme plus ou moins rondelette pour les acquérir, ne consomme pas toujours la totalité de ses achats.
Tout au long de la chaine, chacun a pourtant intérêt à réduire autant qu’il le peut les pertes. Puisqu’elles imputent directement le revenu de tous les acteurs concernés, du producteur au consommateur.
La réglementation exclut-elle des fruits et légumes bons, moches et sains qui auraient vocation à être consommés et dont le prix serait rémunérateur pour le producteur et les acteurs de la distribution ? A la marge sans doute, lorsque l’offre est exceptionnellement rare. Mais dans l’immense majorité des situations, la réponse est non.
La réalité du marché au quotidien, c’est la compétition vers le beau. Moins beau, même pas moche, c’est le déclassement et la ruine.
Venons-en donc à la publicité tapageuse d’Intermarché pour les fruits et légumes moches.
Que nous montrent les visuels de l’agence Marcel ? Des fruits et légumes difformes et boursouflés comme on en trouve quasiment jamais dans les champs et les vergers. Des curiosités qui résultent d’aberrations génétiques heureusement assez rares. Peut-être la proportion de ces monstres est-elle plus élevée aux abords de centrales nucléaires sous l’effet de radiations lorsqu’elles fuient? Peut-être Intermarché se chauffe t-il avec Marcel pour préparer sa clientèle à un nouvel après Tchernobyl. Avec un slogan du type : « un fruit irradié s’achète à Intermarché ». Glauque et moche vous ne trouvez pas mes chers lecteurs?
Gonflé aussi ce message selon lequel ces fruits et légumes au look « Botéro » seraient aussi bons que les autres aux belles formes. C’est évidemment faux. Lorsque la difformité résulte d’une cagasse génétique, les qualités gustatives en pâtissent nettement.
Il faut évidemment reconnaître que les images de cette pub attirent l’attention et que le message amuse les consommateurs. Peut-être même cela les incite t-il à passer au magasin. Mais cela n’aide vraiment pas à la compréhension des réalités de la production et du gaspillage alimentaire.
De plus, une enseigne concurrente qui avait elle aussi tenté l’expérience me disait récemment que ce type d’opération tournait vite court. Le réapprovisionnement en fruits et légumes bien moches s’avérant quasiment impossible à assurer.
Je conseille aux clients d’Intermarché de s’inspirer du célèbre sketch de Fernand Reynaud, « les œufs cassés », pour le rejouer au rayon fruits et légumes à chaque fois que l’étal sera vide de monstres et de moches pas chers. Déformez moi z’en donc un kilo s’il vous plait, épicier.
Quand à la DGCCRF, elle est étonnamment discrète sur ce type d’opération, pourtant bien en marge de la réglementation vigueur.
Plus c’est gros, mieux ça passe. C’est peut-être la leçon qu’il faut tirer de tout ça mes chers lecteurs. Qu’en pensez-vous ?
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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