2 Octobre 2022
Jeudi soir dernier, confortablement installé à une terrasse chauffée au gaz sur la place de la vieille ville à Prague, juste en face de l’horloge astronomique, je devise avec Gosia qui est en poste à Bruxelles pour y représenter les intérêts de l’agriculture polonaise.
Arrive rapidement le sujet de l’inflation. Officiellement de 17% en Pologne, la population la ressent plutôt aux alentours de 40 ou 50 % me dit-elle. A la question de savoir si le gouvernement est intervenu pour limiter la hausse du coût de l’énergie, Gosia me répond qu’il a été annoncé des subventions pour le charbon qui est l’énergie utilisée par un tiers de la population pour se chauffer. Il y a donc eu la ruée pour en acheter, mais il n’y en avait déjà plus dans les dépôts.
L’embargo contre le charbon russe dont la Pologne est très dépendante a été annoncé dès avril, avant d’avoir pu constituer des stocks. Et les importations à partir d’autres pays s’avèrent difficiles. A cela s’ajoute que la qualité du charbon russe qui leur est nécessaire n’a pas vraiment son équivalent ailleurs.
Alors les puits illégaux d’extraction fonctionnent à plein. Et la razzia sur le bois se développe dans toutes les forêts du pays. Avec des températures hivernales qui peuvent descendre très bas, chacun cherche à se prémunir comme il peut.
Sud-Ouest nous dit ce soir que cet automne les Français font eux aussi feu de tout bois, à un degré bien moindre, mais pour les mêmes raisons.
Un exemple parmi tant d’autres qui illustre à quel point la flambée des cours de l’énergie ainsi que les ruptures d’approvisionnement qui se profilent sont un véritable tsunami pour l’économie des pays de toute l’union et la vie de leurs habitants.
Vendredi matin, une petite délégation de Freshfel (association européenne des organisations et des entreprises de la filière des fruits et légumes frais) au sein de laquelle j’étais au titre d’Interfel (Interprofession des Fruits et Légumes frais) aux côtés d’un représentant pour la Belgique, l’Italie, l’Espagne, la Pologne et la Tchéquie et conduite par son président Salvo Laudani et le délégué général Philippe Binard rencontrait à Prague le vice-ministre de l’agriculture Jiri Sir en son ministère.
La Tchéquie assure pour six mois, jusqu’à décembre, la présidence tournante du conseil de l’Europe et il apparaissait nécessaire de pouvoir partager avec ce haut responsable nos interrogations et nos propositions pour la noble cause qui nous réunit. Nous nous sommes vite rendu compte que nous étions très proches dans nos constats et nos analyses de la situation présente et des difficultés à surmonter. Et que c’est bien plus auprès de nos gouvernements respectifs et au sein de l’administration bruxelloise qu’il nous faut être convaincants. J’y reviendrai.
Après la place des fruits et légumes dans la politique agricole commune, après les difficultés rencontrées pour l’accès aux marchés internationaux, après de longs échanges sur la stratégie « farm to fork » et le projet de directive SUR (sustainable use regulation of plant protection products), l’équilibre entre offre et demande pour le bio, les pénuries de main d’œuvre saisonnière comme de chauffeurs routiers, c’est par la hausse des coûts de l’énergie et des intrants que nous avons clos la réunion.
Nous alertons depuis des semaines en France sur l’incapacité pour la plupart des entreprises de la filière des fruits et légumes d’assumer les augmentations de tarifs d’électricité proposées lorsqu’elles sont dans l’obligation de renouveler leur contrat d’approvisionnement arrivé à terme. Le dispositif d’aide auquel l’accès vient d’être élargi ne permettra malheureusement toujours pas de soutenir suffisamment les utilisateurs confrontés aux hausses vertigineuses qu’ils subissent.
Ce qui est dramatique ici l’est tout autant, sinon bien plus encore, dans les autres pays de l’Union. Chaque membre de notre délégation avait des exemples de l’impact de la hausse du coût de l’électricité sur la production et la mise en marché des fruits et légumes dès cet automne.
Les arboriculteurs polonais dont la récolte de pommes est abondante cette année mais majoritairement de faible qualité cherchent à livrer à la transformation le plus vite possible toutes les quantités qui n’ont aucune chance de pouvoir supporter un coût de conservation en chambre froide et être revalorisées de ce montant sur le marché ensuite. Les cours en ce début de campagne en sont d’autant plus bas.
Quel sera alors le niveau de stock cet hiver en Pologne et dans les autres pays comparativement à ce qu’il devrait être pour un même tonnage récolté et un coût stable de l’électricité ? C’est impossible de le dire aujourd’hui, mais l’impact à la baisse sera nécessairement sensible.
La hausse du coût de l’électricité, mais aussi du gaz et des autres intrants nécessaires aux productions fruitières et légumières comme la disponibilité de main d’œuvre vont provoquer d’inévitables bouleversements de la production jusqu’à la consommation. A tout cela, il faut aussi ajouter la diminution des moyens de protection des plantes contre les maladies et ravageurs et le durcissement des contraintes réglementaires qui malgré la conjoncture ne connaissent pas de répit.
Production nationale, européenne ou d’importation, bien malin qui peut dire aujourd’hui les ruptures en cours et à venir ainsi que la modification de l’offre en rayon, aussi bien en termes de types de fruits, de légumes, de prix que de quantités. Trop de paramètres bougent en ce moment pour qu’il soit possible d’y voir clair. Pour paraphraser le Président il y a comme une fin de l’abondance qui s’annonce aussi dans le panier de la ménagère.
A la suite de ces échanges, Jiri Sir nous a livré quelques réflexions plus personnelles. Après avoir fait l’amer constat, à l’instar de Bruno Le Maire comme d’autres et non des moindres, de l’aberration du système de détermination du prix de l’électricité en Europe, c’est à l’historien Joseph Tainter et à son ouvrage de 1988 « L’effondrement des sociétés complexes » qu’il a choisi de se référer pour mettre en perspective la situation de l’Europe aujourd’hui.
Je ne connais pas cet auteur mais notre hôte a vivement stimulé ma curiosité. Si j’ai bien compris, c’est à partir de l’étude de l’empire romain d’occident, de la civilisation Maya et de la civilisation Chaco que Tainter met en lumière les causes communes de leur effondrement.
Selon l’historien, les sociétés deviennent de plus en plus complexes au fur et à mesure où elles essaient de résoudre les problèmes qu’elles rencontrent. Cette complexité nécessite une grande consommation de ressources, d’énergies. Et quand une société fait face à une crise énergétique, du fait d’une pénurie ou de la difficulté à en obtenir et bien cela a tendance à créer de la bureaucratie supplémentaire pour tenter de résoudre le problème posé. Ce qui n’arrange pas vraiment la situation.
Comparaison n’est pas raison et bien qu’il ait précisé qu’il n’était pas pessimiste, le parallèle entre le raisonnement de Tainter et la situation actuelle d’une Europe bien trop dépendante pour l’énergie dont elle a besoin et qu’on lui dispute lui semblait digne d’intérêt. Pour le développement de la bureaucratie sans doute aussi…
Cette idée que l’Europe, comme d’autres grandes civilisations avant elle, filerait un mauvais coton parce que le choc de l’énergie qu’elle subit la mettrait brutalement sur de mauvaises pentes m’a donné envie de me livrer à nouveau à un exercice déjà pratiqué.
Il s’agit de répondre à la question suivante : nous sommes en 2030, la production de fruits et de légumes a quasiment disparu en France et en Europe. Que s’est-il passé ?
J’ai l’impression que les réponses sont largement connues et partagées. Mais peut-être qu’en les formulant clairement il sera plus facile de conjurer l’avènement de ce futur peu désirable.
A suivre…
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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