2 Janvier 2021
Ce n’est jamais le bon moment pour mourir Manue. Et en ces temps de crise sanitaire, ça l’est encore moins.
Pas plus de trente personnes pour te voir réduite en cendres et partir en fumée aujourd’hui. Juste ta proche famille, Pascal et Florence, tes collègues de travail et amis et Armel, un de tes patrons du journal. Rodolphe aussi, et pas que pour des raisons professionnelles tu t’en doutes.
Tant d’autres proches, amis, connaissances ou collègues rencontrés au fil de tes années barbeziliènnes auraient voulu être là, avec nous, pour te témoigner de leur affection et de leur douleur de te savoir partie bien trop tôt. Chacun s’est manifesté comme il a pu ces derniers jours, un mot, un coup de fil, une visite, des fleurs.
Alors, si ça ne peut pas être de gaité de cœur que nous nous sommes mis sur notre 31 pour t’accompagner aujourd’hui, nous ressentons très fort ce privilège d’être de ton cercle d’intimes.
Tu es arrivée à 15 ans à Barbezieux, lycéenne à Sainte Marie. Je me souviens que tu as très vite intégré notre petite bande d’amis et de copains. Tu étais jolie, vive, pimpante, pétillante, pétulante, piquante aussi. Le Café de Paris était alors notre Café de flore du pauvre et toi une de ses meilleures muses. C’était le lieu prisé où l’on se retrouvait pour bavarder, rire et où se nouaient les premières amours.
C’est là que tu rencontres Bertrand, mon copain de lycée. Tu n’as que 21 ans quand nait ta première fille Justine en 1987. Si jeune, mais tu disais alors que tu étais prête pour être mère.
Les années d’insouciance sont déjà passées. Viennent de commencer les années pizzéria, à deux pas du café de Paris. C’est l’autre lieu de la fête, des rencontres et des débats animés de la vie barbeziliénne.
Justine sous le bras, tu t’affaires au service. Tu n’as pas et tu n’auras jamais les deux pieds dans le même sabot.
Raphaëlle naît trois ans plus tard et puis Judith en février 1995.
Bertrand, talentueux, charmant et travailleur brûle alors dangereusement sa vie. Tu choisis la séparation.
C’est un soir de fête à l’étang, Chez Reniame, autre lieu de nos amours, que tu te lies à Jean Claude. C’était en 1997. Vous ne vous êtes plus quittés depuis.
Mais vous êtes prudents et indépendants. Chacun reste dans sa maison. Toi à la villa Mon Rêve à Barbezieux et Jean Claude dans celle du village des Deffends, au Tâtre.
Tu n’as jamais roulé sur l’or Manue. Il t’était souvent difficile de joindre les deux bouts. Mais tu es débrouillarde. Tu fais 36 petits boulots. Tu ponces les hélices Valex, tu es à l’accueil à la Maison de jeunes, tu es serveuse au Fair Play, tu fais des extras ici où là. Tu deviens même distillatrice après que Jean Claude, intrépide, t’aie brièvement initié et confié la chaudière parce qu’il partait à la pêche. J’en oublie et des meilleures.
Un peu de stabilité vient s’insérer dans cet emploi du temps foisonnant. Depuis 2001 jusqu’à septembre de cette année tu assures sans interruption un mi-temps pour le secrétariat de l’agence Charente Libre à Barbezieux. Tu as même été un temps pigiste pour le journal. Lectrice boulimique comme l’est devenu Jean Claude à tes côtés, tu as une belle plume dont on aimerait que tu l’aies bien plus exploitée.
Mais tu es aussi une excellente couturière et tapissière. Ça se sait et le travail ne manque pas. Et puis pour cela, à peu de frais, ta maison est finement décorée et tes filles toujours magnifiquement habillées.
Jean Claude aide. Il peut t’aider bien plus. Mais ce n’est pas ton choix.
Ce génie de la débrouille tu le communiques à tes filles. Des petits boulots pendant leurs études et des bourses suffisent à leur autonomie et à leur réussite. On les voit sur les marchés, à la piscine ou à éclaircir et cueillir des pommes. Quand ce n’est pas au service à l’Arena près de Beaubourg ou au Figaro.
Jean Claude peut aider. Mais tes filles ne demandent presque rien à leur père adoptif très attentif et aimé.
En janvier 2008 tu emménages avec tes filles au 26 boulevard Gambetta que vient d’acheter Jean Claude.
Il faut attendre juin 2016 pour qu’enfin vous décidiez, non sans appréhension, de vivre tous les jours ensemble dans la petite maison de charme et de rêve des Deffends. Elle sera la maison du bonheur pour un temps bien trop court.
Le 28 janvier 2017, j’ai l’immense joie de célébrer votre mariage à la mairie de Reignac. Jean Claude voulait te protéger, ainsi que tes filles, de sa santé qu’il savait fragile. Un anévrisme au bord de la rupture peut en effet inquiéter.
Tu dis alors à Jean Claude que maintenant que vous êtes mariés, tu aimerais qu’il vive. Et tu obtiens mieux que nous qu’il revoie le chirurgien. La technologie fait des progrès et avec des trésors de délicatesse Jean Claude est réparé.
Voilà que les destins annoncés s’inversent. Quelques jours plus tard en septembre 2018, c’est toi qui apprends que tu as un cancer. Et pas le meilleur. Le jour où tu m’en parles, tu me dis avoir évidemment très peur. J’ai connu ce moment.
Tu penses ce jour-là déjà qu’il te faudra décider toi-même de ta fin de vie. Et puis tu te plies immédiatement après avec courage et détermination aux traitements.
Comment fais-tu ? Je ne sais pas. Mais on ne se rend compte de presque rien. Deux jours seulement pour les arrêts de travail. Le jour du traitement et le lendemain. Le troisième jour, comme à ton habitude tu es à 7H30 au Campus pour le petit noir du matin avant d’aller embaucher au journal pour une matinée bien remplie.
Les agapes et la vie sociale continuent. Jamais tu ne te plains. Ton sens de l’humour demeure plus vif que jamais.
Lors du premier confinement en mars, pour que nous puissions continuer à travailler au Tastet, écoutant plus la Chine que Nicolas Véran, je me mets en quête de masques et je viens te voir. Tu avais déjà le tuto du CHU de Grenoble et après que par ton entremise j’aie pu dévaliser le magasin fermé de ta mercière, tu t’es mise devant la machine à coudre et Jean Claude à la pose d’élastiques. Mieux qu’au Sentier, l’atelier des Deffends tourne à plein régime et nous pouvons grâce à toi continuer à expédier nos pommes.
Les protocoles se suivent et ne font pas de miracle. Jusqu’à ce que l’on t’en administre un dernier à la fin de septembre qui n’apportera rien de bon. Et puis plus rien.
Juste avant, tu te résous quand même à arrêter le travail. Jean Claude te propose alors de profiter de chaque jour qui passe si vite et de vous balader un peu. Ce que vous faites avec bonheur.
C’est le deuxième confinement qui vous cloue à la maison. Non sans faire une première entorse aux interdits dès le lendemain pour fêter ton anniversaire, tes 55 ans, le vendredi 30 octobre.
Qu’il est bon quelquefois d’enfreindre la règle. Tous ceux qui n’avaient pu être là, avec la complicité de tes filles, t’avaient fait parvenir une vidéo. Je revois l’émotion, le bonheur dans tes yeux de cette amitié venue de partout. Ce soir-là les bouteilles d’oxygène rangées dans un coin de la maison ne servaient pas encore. Par contre les bouteilles de Champagne si.
Cet oxygène est malheureusement vite devenu indispensable. Une semaine plus tard vous étiez quand même tous les deux à un déjeuner chez des amis. Jean Claude assurait la logistique compliquée avec les bouteilles dans le coffre. Toujours pas une larme sur ton sort, de l’humour et encore un peu de bonheur d’être avec les amis.
Patatras, le lendemain samedi, tu n’y tiens plus. Jean Claude évite le SAMU et t’emmène directement à Girac où travaille Judith, ton infirmière de fille.
Nous sommes dévastés. Cette fois-ci c’est la fin. Nous ne te reverrons plus Manue. Jean Claude et toi vous dites adieu pendant le trajet de peur que le Covid n’interdise l’entrée de qui que ce soit d’autre que toi.
Je vais errer inutilement sur le parking de l’hôpital. Au cas où je puisse peut-être servir à quelque chose. J’ai pris une photo de tes filles, les plus belles du monde. Et je te l’ai envoyée.
Toi tu demandes à ce que l’on en finisse vite. Que tes filles viennent et que tout s’arrête.
On ne connaît décidemment ni le jour ni l’heure. On te requinque à l’oxygène et aux corticoïdes et on t’annonce que tu es encore bien trop en forme pour mourir.
Jean Claude t’apporte ton tricot. Une deuxième chaussette pour Judith qu’il te faut terminer. Pas moyen de te dissuader de reprendre l’ouvrage.
Et c’est éberlués le dimanche soir qu’une photo de vous deux en train de boire une coupe de champagne nous revient par SMS.
Avec ton commentaire : « on ne se laisse pas abattre ».
Alors tu reviens à l’hôpital de Barbezieux. A l’unité de soins palliatifs ou tu définis avec le bon Docteur Lecuirot le protocole qui sera mis en œuvre quand l’heure sera venue. Tu veux entrer confortablement dans le grand sommeil. Tu es rassurée et confiante. Le service a le protocole, le SAMU doit l’avoir et Jean Claude porte les procédures toujours sur lui.
On te renvoie à la maison. Tu te fixes alors un nouvel objectif. Ce sera la naissance de Lou et Noël.
Tu demandes à Jean Claude de se réapprovisionner en champagne pour accueillir les amis qui ne manqueront pas de te rendre visite.
Et tu remets l’ouvrage sur le métier dans ton petit atelier pour préparer les cadeaux de Noël. Un blouson pour Jean Claude. Des chaussettes en laine de Cachemire pour Judith et Raphaëlle, un manteau pour Justine, un pantalon pour Aymeric, une tenue de bébé pour Lou qui est né le 16 décembre, un matelas pour le lit à barreaux d’Emile et une couverture en tricot que tu finis plus qu’épuisée et clouée sur ton fauteuil, jeudi matin, la veille de Noël.
Ta griffe pour les vêtements c’est La Gauchère. Tes filles, Jean Claude et Aymeric portent fièrement cette belle marque de vêtements aujourd’hui.
Je me suis glissé dans la soirée de jeudi dans votre maison pour prendre un café comme à mon habitude. Je savais qu’il me fallait passer. J’ai bredouillé des banalités en te regardant du coin de l’œil. Tu avais l’air plus fragile que jamais, faible, promenant ton regard lointain sur les préparatifs du repas de fêtes avec les enfants.
Je me suis vite éclipsé, terriblement malheureux et inquiet.
Le lendemain matin le SAMU venait te chercher. Cette fois c’était pour de bon. Pour le grand voyage.
On ne connait ni le jour ni l’heure mais le doute à ce stade ne devient plus permis. Jean Claude et tes filles savent qu’ils seront à tes côtés le lendemain samedi pour tes dernières heures.
Mais voilà le scénario bien étudié avec toi pour que tu t’endormes en douceur ne se passe pas comme prévu. Le bon docteur est en congé et c’est une brêle fuyante qui le remplace. Et commence une journée folle où Judith doit à chaque instant tenter d’avoir l’accompagnement attendu pour que tu ne connaisses pas l’angoisse de l’agonie.
Tu nous quittes épuisée à 18h30. Et nous sommes à jamais meurtris de ces dernières heures que tu ne méritais pas. Pas après avoir aussi courageusement et sereinement établi comment tout cela devait se passer. On te devait le confort.
Je pense que ma maman doit se dire à cet instant comme Woody Allen, « si dieu existe, j’espère quand même qu’il a une bonne excuse. »
Manue, tu n’as jamais versé une larme sur ton sort tout au long de ta maladie, même quand tu es entrée avec certitude dans le couloir de la mort. Tu ne t’es jamais plainte, l’humour bien senti ne t’a jamais quitté et tu as vécu le plus normalement possible chaque instant jusqu’à ton dernier souffle.
Tu n’as jamais pleuré sur ton sort Manue. En revanche tu nous as arraché, tu nous arraches encore des torrents de larmes. Et j’en prends toute ma part.
Jean Claude, comme vous l’aviez décidé tous les deux, va adopter tes filles. Comme, Marilène, Michèle, Valérie, Fabrice, Je suis fier que Judith, Raphaëlle et Justine soient nos nièces. Salomé, Julie, Aurélie, Camille et Victoria savent depuis toujours qu’elles sont leur cousines. Maman est heureuse d’être leur grand-mère. Nous sommes unis et solidaires avec toi au-delà de la mort.
Nos proches, nos parents ne meurent pas. Ils vivent en nous. Manue tu vis en nous. Tu nous aides à vivre tant ta dignité, ton courage nous ont touché au plus profond. Nous t’aimons.
A nous maintenant d’essayer de mieux vivre grâce à toi.
Repose en paix Manue.
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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