13 Mars 2011
Je profite de la fréquentation un peu inhabituelle sur ce blog pour vous entretenir d'un autre sujet sur lequel j'ai déjà beaucoup écrit et qui ne cesse de me turlupiner ces jours ci. Il s'agit de cette disposition de la Loi de Modernisation de l'Agriculture qui institue la contractualisation obligatoire entre les producteurs de fruits et de légumes frais et leurs acheteurs. Un décret publié au journal officiel le 30 décembre en a précisé les modalités d'application. La proposition au producteur par son acheteur d'un contrat d'une durée minimum de trois ans, comprenant l'obligation d’indiquer les volumes prévisionnels de fruits et légumes frais qu’il souhaite acquérir sur la période et d’en définir par avance les modalités de formation du prix est ainsi incontournable depuis le 1er mars.
Après avoir exprimé plusieurs fois ici tout le mal que je pensais de cette initiative du législateur, je crois utile d'assurer un suivi de mes récriminations au fur et à mesure ou la réalité sur le terrain dépasse l'affliction ressentie par les acteurs concernés. (Les articles relatifs à cette question sont classés dans la catégorie « Ma pomme et les fruits et légumes ». Ils ont pour titre par ordre d’antériorité : « Le présent d’une illusion », « Le b.a.ba de l’économie des fruits et légumes frais pour les nuls » et « Chronique d’une aberration annoncée ».)
Le ministère de l’agriculture s’est fendu ces derniers jours d’une campagne de pub dans quelques journaux professionnels pour informer les producteurs de fruits et légumes des avantages du contrat dont ils doivent bénéficier depuis le 1er mars.
Mettons nous un instant dans la peau des différents types de producteurs visés par cette communication institutionnelle et partageons avec eux quelques réflexions concrètes.
Marge avant toute
Commençons par le producteur adhérent d’une coopérative qui découvre qu’il est concerné tout autant que les autres. On lui dit en effet que « la coopérative devra adapter, soit ses statuts, soit son règlement intérieur, pour qu’ils intègrent les clauses obligatoires devant figurer au contrat ». Ah, et quelles sont-elles, ces clauses ? Ce sont « les volumes et caractéristiques des fruits et légumes, modalités de collecte et de livraison des produits, modalités de détermination du prix, modalités de facturation et de paiement, modalités de révision du contrat, modalités de résiliation ».
Euh ! Alors c’est quoi la nouveauté, se demande notre producteur coopérateur. Parce que tout cela est déjà parfaitement compris dans tout projet coopératif qui se respecte. Il livre évidemment tout ce qu’il produit selon l’organisation qui a été définie. Il perçoit le produit des ventes de la coopérative moins les frais. Il est payé au fur et à mesure où la trésorerie le permet. Et s’il n’est pas content, il sait que ce ne sera pas simple de changer de boutique et que cela prendra du temps.
Alors elle est où l’avancée ? Je crois l’avoir enfin perçue avant-hier, lors de l’assemblée générale de la fédération des coopératives de fruits et de légumes, Felcoop. C’est par la bouche du président que la lumière m’est enfin venue. Si j’ai bien compris, grâce à cette loi, rien ne sera plus jamais comme avant pour les producteurs des coopératives. Au lieu de se contenter de vendre le mieux possible les fruits et légumes sur les marchés et de régler les producteurs avec l’argent qui reste quand les frais ont été déduits, maintenant les producteurs vont se donner des objectifs de prix pour leur production et la coopérative va aller chercher sur le marché la valeur nécessaire pour couvrir les coûts d’achat aux coopérateurs. Voilà une idée qu’elle est bonne et qu’on se demande comment on ne l’avait pas eue avant. Il suffisait pour améliorer le résultat économique du producteur de décider de vendre plus cher. J’en ai les larmes aux yeux. Enfin les producteurs vont pouvoir se donner des ordres à eux-mêmes et les clients de la coopérative n’auront qu’à bien se tenir. Ils vont enfin comprendre comment par l’effet de l’invention géniale de la contractualisation obligatoire on passe brutalement de la marge arrière à la marge avant. Non, mais ! Et tant pis si naïvement je pensais que les coopératives comme tous les autres metteurs en marché étaient déjà dans ce challenge. Je ne vais quand même pas bouder mon plaisir si nous sommes entrés depuis le 1er mars dans ce monde que j’appelle depuis si longtemps de mes vœux et dans lequel chaque producteur arrache chaque jour ce qu’il peut de centimes de valeur ajoutée sur les marchés pour ses fruits et légumes frais. Banzaï ! Pliez le banc.
Pourtant un doute insistant m’habite encore. Lorsque j’ai demandé au professeur Shadoko (par convention je vous propose d’appeler ainsi les auteurs directs ou indirects de la loi) comment il convenait de situer la commercialisation effectuée par le marché au cadran dans le cadre de la contractualisation obligatoire, je me suis entendu répondre que cette dernière concernait le premier niveau et que donc ça n’avait rien à voir. Ah bon ! Sauf que si l’on admet que rien ne change sous le soleil ou sous la pluie pour les producteurs de légumes de Bretagne pour la formation finale du prix de leurs légumes, alors par définition le règlement au producteur sera parfaitement identique aujourd’hui comme hier, même après avoir écrit dans les statuts ou dans le règlement intérieur de la coopérative dont ils sont membres les nouvelles obligations instituées par la loi.
Cette disposition de la LMA serait-elle alors la énième déclinaison de la célèbre formule de Giuseppe Tomasi di Lampedusa que l’on trouve dans son roman «Le Guépard » et qui dit ceci: « il faut que tout change pour que rien ne change » ? Il parait que le président se réfère de plus en plus souvent à cette formule pour expliquer que le maintien de notre système social dont nous sommes si fiers ne peut avoir lieu qu’au prix de réformes permanentes. Avis que je partage bien sûr. Mais je ne suis quand même pas convaincu que cette parabole ressorte grandie de la référence à la contractualisation obligatoire. Parce si nous avons terriblement besoin de maintenir et d’améliorer les résultats de nos entreprises, j’ai bien peur qu’en ce qu’en ce qui concerne les coopératives, les organisations de producteurs ou les filiales commerciales des producteurs, les ajouts sémantiques aux statuts ou règlements intérieurs ne créent de la valeur que pour les juristes qui devront les inclure. Je ne suis même pas persuadé que l’on puisse en attendre le moindre effet placebo, contrairement à ce que l’enthousiasme du président de Felcoop peut laisser supposer. Dans le cas d’espèce, ce changement qui ne change rien ne nous sert à rien.
Contractualiser pour des nèfles.
Qu’en est-il en revanche pour les producteurs indépendants qui ne sont à ce jour liés à aucun acheteur de façon pérenne ? Il me semble que les propositions de contrats n’affluent pas vraiment sur leur bureau et l’inquiétude commence sérieusement à poindre. La première raison de cette absence de proposition tient dans l’incapacité des juristes à élaborer des contrats qui puissent satisfaire aux exigences du décret tout en ayant un minimum de sens économique pour les deux parties. En clair au chapitre des modalités de formation du prix, le plus long des bavardages ne peut pas se terminer autrement que par l’annonce d’une négociation finale le jour de la livraison pour définir le prix. Mais à quoi cela peut-il bien servir de se casser la tête à écrire des choses compliquées si c’est pour nécessairement en arriver là? Je suppute que vous vous en doutez. Strictement à rien. Oui mais il faut pourtant proposer un contrat. Alors les rares acheteurs qui ne renonceront pas à acheter en direct à un producteur lui proposeront un contrat avec un prix fixe inférieur aux espérances de ce dernier afin qu’il le refuse. La proposition de contrat jointe au refus pourra alors être consignée dans une armoire sécurisée afin d’éviter l’amende de 75 000 euros prévue par les textes. Cette formalité imbécile étant faite la relation normale pourra se poursuivre comme avant.
Strictement rien ne va changer pour les coopératives, organisations de producteurs et autres sociétés de commercialisations filiales de producteurs. Incidemment rien non plus ne peut changer pour les producteurs individuels. Le marché va continuer comme auparavant à fixer le prix des fruits et légumes frais en France comme ailleurs. Jour après jour la contractualisation obligatoire va apparaître sous son vrai jour. Elle va constituer le plus énorme grain de sable que l’on pouvait redouter pour plomber un peu plus la compétitivité de la production française de fruits et légumes frais. Sauf à considérer que la conséquence qui était voulue en creux était de rendre la vie impossible au producteur expéditeur pour permettre une avancée significative vers la concentration de l’offre, cette obligation est à mon sens impossible à justifier.
Aucun contrat conforme digne de ce nom ne sera signé. Les producteurs qui le pourront créeront leur filiale commerciale ou rejoindront une OP et les autres disparaitront un peu plus vite que prévu.
Qui peut vraiment croire que l’on puisse attendre un progrès d’une réglementation inutile et inapplicable ? Le professeur Shadoko peut-être, que je croise un peu partout en ce moment.
Un hectare c’est 100 mètres par 100 mètres, les poires se récoltent entre l’été et l’automne, un tracteur enjambeur se reconnaît de très loin et les prix des fruits et légumes frais fluctuent en permanence en fonction de l’offre et de la demande. La maîtrise de ces notions simples complétée d’une écoute humble du terrain et d’une petite expérience de l’économie de marché auraient évidemment permis d’éviter cette très grave erreur de la contractualisation obligatoire. Qu’on ait pu en arriver là est déjà effrayant, mais l’obstination à ne pas comprendre qu’il faut mettre un terme au plus vite à ce projet est à désespérer de nos élites.
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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