16 Octobre 2010
Finalement il était relativement facile de circuler en métro dans Paris mardi. De là à pouvoir dire comme Nicolas Sarkozy à la Mutualité en juillet 2008 que « maintenant quand il y a une grève en France plus personne ne s’en aperçoit », il y a encore plus d’un long cortège de manifestants à regarder défiler. J’avais d’ailleurs bien heureusement pris mes précautions pour éviter le TGV au retour. Mercredi matin je me suis donc rendu tôt à Rungis pour retrouver mon associé, faire le tour du marché et de nos clients et redescendre avec lui par la route en Charente.
Rien de tel quand vous avez souffert la veille d’une nième réunion consacrée à « sodomiser les drosophiles » de se retrouver au milieu de ceux qui se lèvent tôt pour commercer et achalander les étals de fruits et légumes de la capitale.
J’aime sentir cette ambiance de fourmilière, dès l’arrivée de nuit sur le MIN, quand il faut se faufiler au milieu des innombrables véhicules qui circulent dans tous les sens pour passer à quai charger et décharger les dizaines de tonnes de ces marchandises qui transitent sur le carreau sous les yeux des détaillants venus faire leurs courses.
Je ne me lasse pas de voir en parcourant les allées des bâtiments, ce déballage bien ordonné et haut en couleurs de tous les fruits et légumes des régions de France et d’ailleurs. On a de la peine à imaginer l’infinité de références constituée par la diversité des espèces représentées, elles mêmes déclinées en larges gammes variétales et autres sous ensembles, marques, emballages, qualités, calibres.
Je vous prends au hasard et sans parti pris aucun, l’exemple des pommes. Mercredi matin vous auriez pu acheter des Reine des Reinettes de divers terroirs, de stades de maturité variables, de différents calibres, de plusieurs clones repérables uniquement par le connaisseur grâce aux subtiles nuances de coloration de l’épiderme des fruits. Vous auriez eu le choix pour ces mêmes Reine des Reinettes entre différentes marques d’expéditeurs ou de vergers et une multiplicité d’emballages, caisses bois, plateaux avec alvéoles, un rang ou deux rangs, de petite ou plus grande dimension, agrémentés parfois de mouchoirs ou de paille. A cela s’ajoute pour une même référence la signature de la marque, cette typicité singulière que confère le travail de l’arboriculteur et de l’emballeur. Et puis il y a aussi celles qui sont labélisées « bio ».
Aux côtés des Reine des Reinettes et avec le même embarras du choix, alors que les cueillettes ne sont pourtant pas encore terminées, se trouvaient à la vente les Gala, Rubinette, Golden, Elstar, Ariane, Antarès, Red Chief, Canada Grise, Cox Orange, Belchard, Belle de Boskoop, Chailleux, Granny Smith, Honey Crunch, Braeburn, Jazz, Early Fuji, Pink Lady. Manquaient encore à l’appel Patte de Loup, Reinette Clochard de Parthenay, Goldrush, Choupette, Altess, Fuji, Jonagold et quelques autres que j’oublie sans doute.
Les prix à la revente de ces innombrables pommes, toutes différentes et pourtant si semblables, se baladaient mercredi entre 70 centimes et 2.20 euros le kilo. Toutes avaient été choisies et négociées âprement à l’achat, la veille ou les jours d’avant, auprès de chaque fournisseur par les grossistes du marché. Parce que pour exister sur le MIN parmi tous les concurrents et gagner sa vie, il faut avoir le produit qui va plaire au revendeur et forcément être placé en prix.
Les commerciaux debout sur le carreau ou derrière leur pupitre échangent des regards avec les clients, des bons mots moqueurs ou à la limite de la méchanceté, annoncent des prix, négocient promptement, puis « calepinent » les quantités achetées. Au fur et à mesure c’est dans un ballet de chariots que les marchandises passent du carreau ou des réserves aux mains des acheteurs. C’est sur un site comme celui-ci que l’on ressent l’évidence, la nécessité, la beauté et la vérité du marché et de ses implications pour la production. Cette confrontation complexe entre l’offre et la demande, l’ajustement de la valeur, le gain ou la perte qui en résulte pour les opérateurs, c’est la garantie de la bonne cotation, pour le détaillant d’abord, pour le consommateur ensuite.
Venir à Rungis pour un producteur est une véritable stimulation en même temps qu’une redoutable épreuve. Parce que c’est l’un des lieux où l’on perçoit le mieux la précarité de notre situation et le niveau de performance à atteindre pour rester dans la course. Le marché est à peu près toujours suffisamment achalandé pour que le choix des grossistes se porte toujours sur le meilleur rapport entre la qualité et le prix de l’offre. Le niveau de perfection à obtenir en permanence pour obtenir des prix rémunérateurs fait donc forcément frémir chacun d’entre nous, tant nous savons qu’il faut bien peu de chose pour que la qualité attendue par le marché ne soit pas au rendez-vous à la récolte ou à la sortie des chambres froides. C’est aussi dans cette enceinte que l’on prend conscience de la compétition entre les variétés, les clones de ces mêmes variétés, les terroirs et les marques. De mauvais choix stratégiques à la plantation, un verger dont les variétés ne sont plus attractives et c’est la mise à l’écart progressive et sans appel du marché. Ames sensibles s’abstenir. On n’entre pas dans cette compétition si l’on n’en accepte pas la complexité, les risques et les implications à long terme.
L’attractivité des produits mène le bal de la compétition à long terme. Mais pour rendre l’exercice bien plus difficile encore, le rapport quantitatif entre l’offre et la demande abaisse ou relève en permanence le niveau moyen des cours qui permet ou pas de couvrir les charges. Et puis il y a la compétitivité générique du pays au regard des autres qui ajoute un déterminant très fort au regard de la capacité des producteurs à concourir. L’origine France est un handicap assez élevé en ce moment. Ces paramètres macroéconomiques, pour déterminants qu’ils soient dans la réussite ou l’échec, laissent malgré tout une bonne part de responsabilité au large spectre des performances individuelles des arboriculteurs et de leurs entreprises.
Déjà il y a deux ans, mais surtout avec la récolte 2009, les cours très faibles ont mis à mal une fois de plus la plupart des vergers du pays. Au-delà des pommes et des poires, ce sont presque tous les producteurs des autres fruits qui ont eu à subir de lourdes pertes. Dans ce contexte, la tradition dans notre pays c’est de se tourner vers l’Etat et de lui demander de l’argent ou de mettre en œuvre des solutions réglementaires coercitives et simplistes pour que le producteur puisse enfin vivre décemment de sa production sans être exploité outrancièrement par les distributeurs, qui sont comme chacun sait tous des voyous et des voleurs. Alors que bien entendu les producteurs sont le sel de la terre, moraux et méritants par nature, si faibles qu’ils doivent être protégés.
La saison 2009 s’est suffisamment mal passée pour que le ministre de l’agriculture mette en place des groupes de travail sur les points d’amélioration des règles du marché qui pourraient permettre de ne pas subir régulièrement de crises aussi graves. Plusieurs thèmes ont été travaillés. C’est ainsi que l’on s’est interrogé sur la pertinence des rabais, ristournes et remises dont la pratique par les distributeurs est pourtant encadrée par un décret. Le constat été fait que la contrepartie obligatoire à ces trois R était rarement conforme dans la pratique. Je faisais ainsi partie de ceux qui considéraient qu’il y avait lieu tout simplement de faire appliquer le droit, ce qui aurait pour conséquence de faire tomber en désuétude cette pratique, d’autant plus que certains distributeurs faisaient la démonstration qu’ils s’en passaient très bien. Techniquement, comme on vient de le voir au travers de la nature spécifique du commerce des fruits et légumes, au moment de la transaction, la formation du prix par les opérateurs a vocation à contenir tous les paramètres. Il n’est nul besoin de créer des rabais, ristournes et remises qui brouillent le prix réel de l’échange. Ces trois « R » sont maintenant interdits, mais la loi prévoit qu’il peut se mettre en place des coopérations commerciales. Le risque de nouvelles usines à gaz qui conduiront au même résultat est donc bien réel. On le sait, enfermer le marché dans des règles trop strictes s’accompagne presque toujours d’une créativité inouïe des acteurs pour les contourner. Sauf quand elles sont en cohérence avec les spécificités techniques des produits concernés. C’est pourquoi je reste un adepte du prix ferme, net de toute remise arrière, pour les transactions qui concernent les fruits et légumes.
L’argument selon lequel cette interdiction donne un avantage comparatif bien plus élevé aux produits d’importations me laisse dubitatif. Sauf à considérer que la mécanique des rabais, remises et ristournes produit dans tous les cas du résultat en plus pour l’acheteur, en ce qu’il ne réussit jamais à faire aussi bien lorsqu’il achète en prix net. Le fournisseur grâce à ces rabais accorderait toujours plus que lorsqu’il vend en prix net. Ça heurte ma logique cartésienne. Je me méfie pourtant d’être trop affirmatif tant le commerce est justement fondé sur des relations entre individus et une profonde subjectivité des négociateurs.
Un autre sujet a été débattu l’an passé dans ce même cadre. Il s’agit de la situation particulière des marchandises confiées à la vente par des producteurs à des expéditeurs ou des grossistes, sans prix fixé à la livraison. Lorsqu’il y a surproduction il est très difficile pour des producteurs qui ne sont pas équipés de trouver des prix fermes auprès des acheteurs pour des marchandises à l’état brut qui vont devoir être stockées avant d’être triées, emballées et mises en vente. Mais la conséquence de la livraison sans prix c’est que l’opérateur qui va mettre en vente cette marchandise peut proposer des prix sur le marché qui ne lui permettent de couvrir que ses frais sans dégager la moindre valeur aux fruits qui lui ont été confiés. Evidemment, le plus souvent le producteur ne s’en relève pas. Mais d’autres producteurs sans clients apparaissent en général l’année suivante et les prix anormalement bas continuent d’exister et de donner de mauvais repères. Les références très basses de prix sur le marché aggravent toujours les effets dévalorisants de la surproduction. Cette situation se rencontre aussi à l’aval quand un expéditeur livre sans prix de la marchandise emballée à un négociant grossiste en lui demandant de faire au mieux pour la valorisation de la marchandise. Dans ce cas encore, même si le distributeur s’efforce de rémunérer du mieux qu’il peut son fournisseur pour qu’il continue de le livrer, l’effort pour revendiquer un prix élevé n’est pas le même que lorsque l’achat est fait à prix ferme. La démission du metteur en marché accentue toujours la pression à la baisse sur les prix. L’interdiction de mettre en dépôt vente les fruits et légumes me paraissait clairement une règle amélioratrice du marché qu’il fallait instituer. Ce n’est pas la solution qui a été choisie.
Interdiction des rabais ristournes et remises, vente à prix ferme obligatoire entre deux opérateurs sans liens juridiques ou capitalistiques entre eux dès lors qu’il y a livraison de lots de fruits ou de légumes; ces deux mesures me semblaient apporter de vraies améliorations techniques à l’économie de ce marché. Sous l’influence d’autres propositions professionnelles c’est une autre voie qui a été choisie. La Loi de Modernisation Agricole qui a été adoptée en juillet 2010 prévoit une contractualisation obligatoire entre les producteurs et leur premier acheteur. Elle prévoit aussi la possibilité de rendre obligatoire cette contractualisation entre les opérateurs du second niveau. Le contenu obligatoire de cette contractualisation est défini par la loi. Un décret qui doit paraître incessamment sous peu va définir le contrat type à respecter en attendant qu’un autre modèle élaboré entre les familles de l’amont et de l’aval ne vienne s’y substituer. A la condition bien sûr que ce nouveau modèle de contrat soit conforme à la loi. Pour faire simple il devient obligatoire qu’un producteur soit lié contractuellement pour une durée de trois ans minimum avec son acheteur, qu’il soit expéditeur, grossiste ou détaillant. Entre autres mentions obligatoires le contrat devra spécifier les modalités de formation du prix et les volumes engagés. En revanche il n’est nul besoin de contrat si la vente se fait directement à un consommateur.
Concrètement la nouvelle configuration serait la suivante. Un producteur qui vend ses fruits bord verger devra être lié contractuellement pour trois ans avec son, ou ses acheteurs. Un producteur expéditeur de marchandises emballées devra être lui aussi lié contractuellement avec ses multiples acheteurs grossistes, centrales d’achat ou détaillants. En revanche un producteur membre d’une organisation de producteurs, qu’elle soit coopérative ou non, dès lors qu’il y a transfert de propriété, serait bien considéré comme étant sous contractualisation. Même chose pour un producteur qui s’est doté d’une société de commercialisation pour compléter la mise en marché de sa production par des achats extérieurs. Enfin il lui faut quand même sacrifier à la signature d’un contrat pour la forme.
Les producteurs qui vendent bord verger et les producteurs expéditeurs sont donc la première cible de la loi. Comme il est inenvisageable qu’un producteur puisse se voir proposer un contrat de trois ans comprenant des indications de prix et de volume qui puissent être à son avantage de la part d’un expéditeur, d’un grossiste, d’une centrale d’achat ou d’un magasin, pour pouvoir continuer à exister il va lui falloir voir rapidement un juriste pour créer la société commerciale aval qui lui permettra de s’affranchir de cette obligation de contractualisation qui menace directement son existence. Il peut aussi avoir l'opportunité de rejoindre une structure collective existante ou en créer une nouvelle avec d’autres producteurs.
Les producteurs qui vont être le plus touchés par cette obligation de contractualisation sont clairement ceux qui vendent "bord verger" avec ou sans prix fermes. Ceux qui vendent en prix fermes "bord verger" et qui valorisent régulièrement mieux leurs fruits que les autres producteurs vont avoir du mal à accepter de devoir monter une société écran pour continuer le mode de valorisation de leur production qui les fait plutôt bien vivre. Les autres qui confient leur récolte à des expéditeurs, qui paient les fruits après les avoir commercialisés et procédé à la déduction de leurs frais, sont dans une situation un peu plus inextricable. La contractualisation peut les conduire à être engagés plus durablement auprès de l’acheteur qu’ils choisissent sans pouvoir arbitrer facilement pour un autre si les prix payés sont insuffisants. Puisqu’il est totalement illusoire qu’un acheteur s’engage sur des prix rémunérateurs pour le producteur sur une durée de trois ans alors qu’il n’est lui-même qu’une infime partie prenante de la formation des prix à venir. En fait la contractualisation telle qu'elle est prévue ne peut marcher qu'entre deux entreprises qui ont les mêmes intérêts, c'est à dire les mêmes associés, les mêmes capitaux pour un partage équivalent des profits et des pertes.
Comment peut-on imaginer que le dogme imbécile d’une contractualisation obligatoire grâce à laquelle il serait possible de créer de la valeur pour le producteur de fruits et légumes frais ait pu prospérer. Là où l’interdiction du dépôt vente, autrement dit l’obligation d’avoir vendu à prix ferme toute marchandise livrée, aurait relevé le niveau de responsabilité des producteurs, des expéditeurs et de leurs clients, la contractualisation obligatoire va alourdir inutilement les relations commerciales et la dépendance des producteurs. J’espère qu’au fur et à mesure que la mise en place de ce soviétisme d’un autre temps démontrera son inutilité, voire sa nuisibilité, la menace d’obliger cette même contractualisation pour le niveau suivant faiblira fortement. Il est désespérant qu’en 2010, alors que nous savons parfaitement qu’avec les mêmes ingénieurs il est possible de fabriquer des Trabant ou des Mercédès selon l’organisation de l’économie que l’on se donne, il soit encore possible en France de glisser vers les stratégies les plus contreproductives que l’on puisse imaginer. Toutes les possibilités d’organisation existent déjà. La contractualisation, dès lors qu’elle est souhaitée par deux partenaires, se met en place le plus facilement du monde. En revanche une contractualisation imposée, adossée à un contrat type rédigé dans la solitude de sa guérite par quelque haut fonctionnaire rue de Varenne, ne peut que plomber un peu plus la compétitivité du pays. Encore une invention française, comme les 35 heures, qui aura bien du mal à s’exporter.
Mon ami Yves, arboriculteur dans les Deux sèvres, me dit avoir été guidé tout au long de sa vie par ce conseil de son père : « ne laisse jamais ta production au bord du chemin ». A cette époque là, les pommes Reinette Clochard étaient entreposées après cueillette en tas au pied des allées de pommiers sur le bord des routes en attente de l’acheteur qui viendrait se servir. C’était le cas aussi du lait que l’on laissait au bord du chemin pour qu’il soit transporté vers la coopérative, tout comme les céréales. Le message dont nous avons besoin est toujours le même. Nous devons être des entrepreneurs qui assument en patrons propriétaires l’élevage et la mise en marché de nos productions. Cela vaut pour l’arboriculteur qui exploite un verger d’une dizaine d’hectares et qui vend à des consommateurs, à un expéditeur, à des grossistes ou à des détaillants. C’est aussi vrai pour un verger de 400 hectares ou un autre plus petit regroupé avec d’autres en coopérative ou toute forme d’organisation alternative. Tout ce qui peut contribuer à renforcer la liberté, l’autonomie et la responsabilité des entrepreneurs, seuls ou regroupés, quelque soit la taille de leur entreprise, va dans le sens de l’amélioration des marchés et de la compétitivité, en France comme ailleurs. La contractualisation obligatoire au sens de la LMA, c’est la fausse bonne idée, c’est pile poil le contraire de ce dont nous avons besoin. On ne peut pas enfermer l’infinie diversité de la production et de la mise en marché des fruits et légumes frais dans une contractualisation obligatoire très pénalisante, forcément réductrice de valeur et frénatrice de l’innovation. En fait il aurait fallu que le législateur ne se contente pas d'auditer dans son bureau feutré les quelques représentants professionnels nationaux qui semblent quelquefois être plus à l'écoute du pouvoir que de leurs mandants et qu'il aille tout simplement humer l'ambiance du terrain, à Rungis, dans les centrales d'achat, dans les vergers, chez les arboriculteurs, dans les entreprises d'expédition des fruits. Pas un professionnel crédible ne lui aurait proposé cette monstruosité pour éviter les crises et améliorer le revenu des producteurs.
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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