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Pommes, pommiers et pomiculteurs du nord de l’Inde (2).

« Le Cachemire…je veux revoir le Cachemire » aurait dit l’empereur Mogol Jahângîr juste avant de mourir à Lahore, alors que très malade il faisait route vers sa province préférée en 1627. C’est par ces mots que commence le chapitre consacré au Jammu et Cachemire dans le gros guide Fodor pour l’Inde, Népal et Ceylan de 656 pages édité en 1974. Etonnamment, c’est ce lourd pavé bleu de 800 grammes qui avait pris place dans mon sac à dos cette année-là et qui, de retour de mon long périple depuis Reignac jusqu’à la grotte himalayenne d’Amarnath, trône toujours dans ma bibliothèque.

Le premier Guide du Routard était pourtant paru un an plus tôt et Philippe Gloaguen avait déjà fait le récit dans le mensuel Actuel en 1972 d’un parcours assez proche de celui que je me préparais à effectuer. Sans doute avais-je alors du mal avec le terme « routard ». Et puis traiter de 22 pays dans un petit livre de poche ne devait pas correspondre à ce que souhaitais connaître de ma cible principale, l’Inde.

J’avais donc fourré dans mon sac ce robuste compagnon de route en même temps que plusieurs cartes Michelin et Bartholomew pour couvrir tout le trajet depuis la France à travers l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et enfin l’Inde. Rien de tel aussi que de poser chaque jour les yeux sur une carte pour apprendre la géographie et rêver d’ailleurs, toujours plus loin.

Moyennant quelques visas très faciles à obtenir en chemin pour l’Afghanistan et l’Inde, en 1974 il était possible à un garçon de 17 ans de se faufiler en auto-stop, en bus ou en train depuis la Charente jusqu’au Cachemire sans s’inquiéter vraiment pour sa sécurité. Les choses ont bien changé depuis. Dès 1979, la révolution islamique en Iran et l’invasion russe de l’Afghanistan ont interrompu jusqu’à aujourd’hui cette très regrettée fluidité. Le Pakistan fait toujours l’objet de vives recommandations de prudence et est très peu visité. Quant au Cachemire, il reste toujours formellement déconseillé par le Quai d’Orsay. La fameuse route des indes des années 70 n’a pas fait long feu.

49 ans plus tard, j’ai donc feuilleté les guides touristiques à la FNAC Montparnasse et au Vieux Campeur, du côté de la rue des écoles, pour trouver celui qui me donnerait le plus d’infos utiles sur l’Inde du nord. Et ô surprise, je m’aperçois que le Cachemire a totalement disparu des radars. L’impasse promotionnelle sur cette magnifique destination a commencé avec l’insurrection des Kashmiris en 1987. Malgré ce vide très frustrant, j’ai quand même téléchargé la dernière édition de 2020 du guide du routard Inde du nord. La dématérialisation est devenue réalité et permet de voyager bien plus léger sur ce plan qu’en 1974. Et puis j’ai aussi acheté quelques nouvelles cartes, par nostalgie.

En dehors de plusieurs mois de black-out total consécutifs à la révocation de l’autonomie constitutionnelle du Cachemire le 5 aout 2019 par le gouvernement indien de Narendra Modi, je savais par des français en affaires avec des entreprises sur place que l’accès à la région était tout à fait possible et assez sûr. Les touristes indiens eux-mêmes affluent de plus en plus vers la verte vallée et les montagnes des alentours. Ils étaient plusieurs millions en 2022.

Quelques jours après que je sois reparti de Srinagar, il s’est d’ailleurs tenu un G20 préparatoire sur le tourisme pendant trois jours qui amorcera peut-être une nouvelle ère plus apaisée. Cette réunion très symbolique au Cachemire n’a quand même pas fait l’unanimité. Le conflit interne, avec les kashmiris qui luttent pour l’autonomie, et externe, avec la Chine et le Pakistan qui ne se satisfont pas des lignes de cessez-le-feu actuelles et revendiquent toujours la souveraineté sur la totalité de ce territoire himalayen à majorité musulmane, a justifié l’absence de la Chine, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et la condamnation d’Islamabad.

Les mesures de sécurité, déjà tout à fait exceptionnelles et visibles quand j’y étais, ont été renforcées pour l’occasion. Ce que n’ont pas manqué de relever les journalistes autorisés exceptionnellement à venir pour couvrir l’évènement.

J’ai donc atterri à Srinagar à 8 h 30 le 30 avril en provenance de New Delhi. La première chose que l’on perçoit tout au long de la route principale au sortir de l’aéroport c’est bien sûr cette énorme présence de militaires armés jusqu’aux dents, protégés par des boucliers de toute nature mais quelquefois fleuris. C’est aussi, comparativement aux rues de la capitale, une relative propreté et de jolies maisons. Et puis à 1600 mètres d’altitude un air plus frais qui rappelle que le climat local n’est pas si différent de celui dont nous bénéficiions sous nos latitudes.

Mon accompagnateur sur place devait arriver de Mumbai en fin d’après-midi. Anjali Ashish Gupta est l’associé de Marc André Folleville dans la société franco-indienne FIATS (Franco India Agri Tech & services) qu’ils ont créée en 2017. Cette entreprise assiste et accompagne le développement des ventes en Inde de sociétés françaises impliquées dans la pépinière, la production et la conservation des fruits en plus d’une activité naissante d’importation et d’exportation très ciblée pour l’instant sur un champignon et la pomme. J’ai donc profité de mon temps libre en l’attendant pour faire un peu de tourisme.

Mon chauffeur s’appelle Kaiser. Il parle à peine anglais. Un ami à lui assure la traduction par téléphone interposé. Ce qui n’est pas très pratique. Nous passons donc le prendre pour que je puisse très vite me mettre dans l’ambiance et questionner à tout va sur ce qui se passe ici. A Srinagar le passage par le lac de Dhal est incontournable. J’avais dormi deux ou trois nuits sur un house-boat et marché très longuement le long des berges en 1974. Malgré tout ce temps passé depuis, les lieux m’ont paru familiers. Mais cette fois-ci, les quelques roupies qui me manquaient à l’époque m’ont permis de sillonner longuement à bord d’une shikara les canaux de l’autre côté du lac et de pénétrer ainsi au cœur de cette étonnante vie lacustre, agricole, artisanale et commerçante. Au regard de l’intérêt touristique du lieu, il est vraiment frappant de voir que les très nombreux touristes qui commencent à affluer en tout début d’après-midi ne sont qu’indiens. La recommandation d’éviter de venir flâner au Cachemire est étonnamment très bien observée sur toute la planète.  

Le lac est alimenté par la rivière Jhelum. Cette immense réserve d’eau est utilisée pour l’agriculture et l’eau potable. Il est évidement très surprenant de constater que le lac sert aussi de tout à l’égout et reçoit des détritus qui ailleurs pourraient aller dans un composteur. Sans parler des saletés qui flottent où enlaidissent le bord des rives. Autant de monstres qui auraient vocation à passer par une déchèterie avant de disparaître du paysage. Apparemment le lac de Dhal n’est pas prêt pour devenir un autre lac Léman et le Cachemire la Suisse, sur ce plan tout au moins.

La shikara à quai, je remonte dans la voiture avec mon chauffeur et son ami. Kaiser m’indique en passant devant des ruches qu’avant d’être taxi à son compte, son premier métier était apiculteur. Intéressé, je lui demande si l’on peut passer voir le rucher de son père qu’il me dit n’être pas très loin. Nous arrivons donc au milieu d’une forêts d’eucalyptus dans une clairière semée de petites ruches sans hausse. Les abeilles sont gardées comme des vaches. L’apiculteur et quelques aides campent et surveillent le travail des ouvrières jour et nuit. Kaiser père me pose un chapeau d’apiculteur avec un voile sur la tête et j’enfile des gants. Une ruche est ouverte pour extraire un cadre et me montrer le remplissement par du miel. Kaiser père m’offre alors l’opportunité de quelques photos de lui assez saisissantes.

Au fur et à mesure des saisons et des floraisons, les ruches sont déplacées vers d’autres sites et jusqu’au Gujarat ou au Rajasthan. J’ai pu constater en Himachal comme au Cachemire la présence très visible de l’apiculture sur les bords de route un peu partout. A priori ce n’est pas ici qu’il faudra bientôt remplacer les abeilles manquantes pour la pollinisation par une armée de travailleurs qui feront le boulot au pinceau.

Poursuite du périple dominical vers Astanmarg « view point » à 3800 mètres d’altitude pour avoir une belle vue sur Srinagar et toute la vallée. Sur la route Kaiser est passé devant chez sa maman qui nous a apporté du thé traditionnel, Masala chai, de sa fabrication. Des chapatis achetés à un « boulanger » au bord de la route ont complété ce qui allait être notre pause déjeuner en hauteur. Retour ensuite avec retard au Crown Prince hôtel où Ashish était arrivé. Parce qu’au Cachemire, autour de Srinagar, il faut compter avec les embouteillages géants qui font que quelques kilomètres à parcourir peuvent prendre un temps fou.

Le lendemain lundi sera donc consacré à des visites de producteurs et de vergers de pommiers du côté de Pulwana à une cinquantaine de kilomètres de notre hôtel qui est proche de l’aéroport. Mardi serait dédié à une station fruitière et à un échange avec le président et quelques membres du bureau de la New Kashmir Fruit Association. Des conseillers arboricoles de la société FIL Industries en lien avec Ashish et FIATS seront du voyage et sauront nous présenter les bonnes personnes.

C’est ici qu’il est nécessaire de rappeler que la culture du pommier en Jammu et Cachemire remonte à 2000 ans avant Jésus-Christ. Des variétés locales en ces temps reculés pour une consommation locale ainsi que l’expliquent les deux auteurs Chadha et Awasthi du bel ouvrage sur la pomme en Inde dont j’ai pu faire l’acquisition à Shimla quelques jours plus tard. Après un long désintérêt pour ces pommiers redevenus progressivement sauvages, une motivation nouvelle s’est faite jour au 19ème siècle.  On peut alors apprendre dans ce livre de référence que l’amélioration des variétés indigènes et l’introduction de variétés européennes doivent tout à des spécialistes français. Bernier, Vigne, Ermens ou Gollan, autant de noms cités qui ne me disent rien mais qui semblent en revanche avoir bien marqué l’histoire du verger là-bas.

Aujourd’hui, le verger s’étend sur une surface voisine de celle de l’Himachal, mais avec une meilleure productivité, pour atteindre un potentiel de récolte qui se situe aux environs de deux millions de tonnes. L’altitude moyenne de la vallée et de son sol plat est de 1600 mètres. Une partie du verger se trouve à des paliers plus élevés. Ce qui influe sur les stades végétatifs et permet une récolte échelonnée. La pluviométrie moyenne se situe autour de 5 à 600 millimètres par an, mais avec un hiver sec et une mousson d’été qui permet à une partie du verger de ne pas être irrigué.

La vallée du Cachemire est un terroir idéal doté d’un climat favorable pour beaucoup d’espèces fruitières dont principalement le pommier.

Malgré la platitude du terrain, comme en Himachal, tous les travaux se font à la main. Plus que de vergers on parle ici de jardins. Les parcelles sont petites et forment une mosaïque entrecoupée de haies. Ces « jardins » d’arbres sont desservis par des sentiers piétonniers. Le verger est très majoritairement planté avec des variétés apparentées à la famille des rouges américaines. Sans tuteurs et en gobelet, les arbres sont greffés sur des porte-greffes issus de francs de semis. C’est-à-dire de la vigueur maximum. Le plus souvent les vergers sont complantés d’autres cultures, principalement maraichères.

Mais un peu partout maintenant les arboriculteurs se laissent séduire par le verger haute densité. Modèle qui devient universel à la surface du globe avec évidement une multitude de variantes. Distance sur le rang et entre les rangs, hauteur des arbres, couverture filet, type d’irrigation, porte greffes, modes de taille, gestion du sol, buttes éventuelles, les paramètres sont nombreux.

Comme avec tous les arboriculteurs du monde, les échanges tournent autour de ces éléments. Et puis bien sûr aussi de la protection contre les maladies et les ravageurs. Avec des printemps devenus pluvieux, la tavelure fait des dégâts. Cette année semble particulièrement complexifier la lutte, malgré une armoire à pharmacie bien plus remplie que la nôtre en France. Et puis on me parle aussi beaucoup des araignées rouges dont on sait en France comment elles peuvent ne plus être une menace. Les acariens prédateurs qui assurent le bon équilibre semblent absents dans leurs vergers ou bien sont gênés dans leur développement par les produits phytosanitaires utilisés.

Notre petit groupe s’est donc déplacé tout le lundi de vergers en vergers avec à chaque fois des discussions avec les arboriculteurs qui me sont familières. On me fait ici aussi remarquer la grandeur des maisons des arboriculteurs. Ce qui témoigne insiste-t-on de la bonne profitabilité de cette culture. Et puis nous visitons aussi de petites pépinières. La production de plants que l’on me montre est assez différente de ce que l’on attend aujourd’hui pour du verger haute densité. Je ne suis pas sûr non plus du respect des licences pour la multiplication des variétés protégées qui sont mentionnées sur les panneaux à l’entrée des parcelles.

Au regard de la volonté qui s’exprime de rénover vigoureusement le verger tant en termes de variétés, de clones, de porte-greffes, c’est bien de pépinières de haute technicité dont le Cachemire comme l’Himachal a besoin. L’importation de scions qui se développe en provenance d’Europe ou des Etats-Unis justifie carrément qu’une production locale de plants équivalents se réalise rapidement.

Autant dire que l’initiative de l’entreprise française Dalival qui s’est associée avec FIATS et FIL Industries sur place pour créer une pépinière d’envergure qui réponde à cette demande m’apparaît extrêmement pertinente. Les premières plantations de porte-greffes ont eu lieu ce printemps du côté de Poonch. Le développement du projet mérite d’être observé de près tant il peut à mon sens potentiellement influer sur l’évolution future du verger au Cachemire.

Au regard du succès en Inde des variétés de type Red Delicious, allongées et côtelées à l’œil et pour tenir compte des difficultés qui augmentent pour contrôler la tavelure, je me prends à rêver que la variété Akita puisse répondre aux attentes des arboriculteurs kashmiris et des consommateurs indiens. Cette variété Akita a été obtenue par la SAS Vernoge grâce au travail infatigable de Jean Marie Lespinasse et d'assistants dévoués depuis 2020 et éditée maintenant par les pépinières Castang. Je la crois exceptionnelle. Mais c’est une autre histoire…  

Mardi, toujours accompagnés par quelques personnes de FIL Industries nous visitons une station de stockage et de conditionnement de pommes. Les pommes au sortir de la chambre froide ne sont pas très chouettes. Mais toutes auront accès au marché. Sauf les pourries, ça va de soi.

Nous sommes ensuite passés sur le marché de gros de fruits et légumes de Srinagar où se trouve le siège de la Kashmir Valley Fruit Growers Cum Dealers Union et de la New Kashmir Fruit Association dont Bashir Ahmad Basheer est le président. Une réunion ou un conseil d’administration était en cours. Courte attente agrémentée de thé et de petits gâteaux comme il se doit.

Place ensuite à la discussion avec le président et trois autres membres de son bureau. Ils étaient manifestement très remontés. Connaissant à peu près ce qu’étaient leurs griefs je n’ai pas eu de peine à les faire s’exprimer sur les sujets brûlants du moment.

Premier sujet, la route qui relie le Cachemire aux autres Etats de l’Inde a été bloquée plusieurs jours en raison de plusieurs éboulements. Des milliers de camions sont restés bloqués jusqu’à une semaines alors qu’ils transportaient les pommes juste récoltées vers les marchés qui les attendaient. Pourritures, nouveau tri nécessaire, perte de qualité puisque les camions ne sont évidemment pas réfrigérés et en plus chute des prix. La demande d’une route qui reste ouverte en toute saison est donc une priorité pour eux.

Ashish en revanche me fait part de ses doutes sur cette fermeture de route bien qu’elle ait été relatée par tous les journaux locaux et nationaux. Selon lui, avec la présence militaire et le risque d’insurrection toujours possible, l’Etat ne peut pas avoir pris le risque d’un Cachemire isolé.

90% des pommes se vendent au fur et à mesure de la cueillette. Le moindre engorgement logistique et c’est la chute des cours et des pertes de fruits. Des chambres froides à atmosphère contrôlée ont bien été construites par plusieurs belles entreprises comme FIL Industries. Notre fleuron de l’atmosphère contrôlée Absoger dirigée par Sylvain Gerbaud a exporté là-bas son savoir-faire et sa technologie. D’autres créations doivent pourtant avoir lieu tant la proportion d’équipements frigorifiques est faible à ce jour. Mes interlocuteurs me disent qu’ils souhaitent que se créent de petites unités de stockage au froid dans les villages pour déjà assurer une première régulation. Mais ils me signalent que les autorités administratives ne leur donnent pas de réponse. Ils disent que ce qu’ils entendent d’une oreille ça ressort par l’autre. Je comprends ô combien la pertinence de l’image.

Vient ensuite la question des importations à bas prix depuis l’Iran, mais sans doute aussi de la Turquie. Par une astuce de bidouillage administratif, ces pommes soumises à une taxation ad valorem de 50% s’en trouvent exemptées en se faisant passer pour afghanes. En effet un accord de libre-échange sans taxation avec l’Afghanistan est toujours en vigueur. Il semble quand même que la pression qu’ils ont mise sur les pouvoirs publics aient eu quelques effets et certains contrôles un peu musclés ont été diligentés.

Le gouvernement de Narendra Modi s’emploie à soutenir très vigoureusement l’économie du Cachemire pour désamorcer les volontés d’indépendance. En Himachal, on m’a très régulièrement dit que les producteurs du Cachemire bénéficiaient de beaucoup d’aides et qu’eux n’avaient rien. Ashish m’a confirmé cela. L’association de producteurs avec qui je discutais ne percevait pas vraiment ce privilège.

Il n’est pas simple de comprendre la complexité de l’économie d’un verger au Cachemire comme en France. Il faut beaucoup d’humilité et de patience pour percevoir l’ensemble des paramètres qui influent et qui interagissent. Mais à chaque fois la mise en perspective de différentes réalités est source d’enseignements.  Pour ce qui concerne le Cachemire, j’ai juste commencé à appréhender quelques éléments de compréhension.

Il me semble que je vais très vite devoir dire comme l’empereur Jahângîr « je veux revoir le Cachemire…

 

 

Pommes, pommiers et pomiculteurs du nord de l’Inde (2).

Je viens de lire cet article dans la matinale du Monde:

Au Cachemire, les autorités arment des citoyens pour protéger les hindous

Jusqu’ici épargné par les violences des groupes séparatistes, le Jammu est devenu un nouveau champ de bataille pour les insurgés musulmans après la révocation de la semi-autonomie du Cachemire par les autorités indiennes en août 2019. En réaction, des milices d’autodéfense composées de volontaires civils voient le jour.

Murali Lal Sharma, fermier hindou du Jammu, la région méridionale du Cachemire, est membre d’une milice d’autodéfense contre les séparatistes musulmans parrainée par les autorités. A Dhangri, le 26  février 2023.  TAUSEEF MUSTAFA / AFP

Le jour, Murali Lal Sharma, 55 ans, cultive du maïs et des légumineuses dans une petite ferme de Dhangri, au Jammu, la région méridionale du Cachemire indien. La nuit tombée, cet agriculteur, marié et père de trois enfants, charge une vieille arme et se tient à l’affût, prêt à tirer sur n’importe quel militant séparatiste.

« Ce n’est pas adapté pour combattre des adversaires qui portent des armes sophistiquées, grommelle-t-il en montrant le fusil à verrou Lee-Enfield que les autorités lui ont récemment confié pour défendre Dhangri. Mais au moins, cela me permet d’avoir l’esprit tranquille. Je dors bien la nuit, maintenant. »

Nichée au pied du Pir Panjal, une région montagneuse, et située le long de la ligne de contrôle qui divise le Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, Dhangri et ses 3 500 habitants sont encore traumatisés par la nuit du 1er janvier. Ce jour-là, Murali Lal Sharma s’apprêtait à aller se coucher lorsque deux militants séparatistes, munis d’armes et d’explosifs, ont débarqué dans la bourgade pour y commettre un carnage. A 300 mètres à peine de sa maison, une veuve a perdu deux jeunes fils et deux enfants ont été soufflés par une explosion massive. Au total, sept villageois, tous hindous, ont péri.

Quelques semaines après l’attaque, Murali Lal Sharma a rejoint les Village Defence Guards (gardes de défense des villages), une milice d’autodéfense parrainée par les autorités. Au Jammu, il en existe des dizaines comme celle de Dhangri, composées de volontaires civils qui reçoivent une formation au maniement des armes et des fusils, ainsi qu’une somme mensuelle autour de 4 000 roupies (45 euros) pour défendre leur village.

Nouveau champ de bataille

Le ministre de l’intérieur, Amit Shah, a décidé de réactiver ces réseaux civils en 2022, à la suite d’une série d’assassinats au Jammu ciblant des civils et des pèlerins hindous, des militants politiques du parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), et des membres des forces de sécurité.

Le Jammu constitue la partie hindoue du Cachemire, composé à près de 70 % de musulmans. Jusqu’ici épargné par les violences exercées par les groupes séparatistes au Cachemire au cours des trois dernières décennies, qui ont fait près de 60 000 victimes, le Jammu s’est transformé en un nouveau champ de bataille pour les insurgés musulmans à la suite de la révocation de la semi-autonomie du Cachemire, décidée abruptement en août 2019 par le premier ministre indien. La région a été placée sous le contrôle direct de New Delhi.

« Les milices sont nécessaires, sinon les militants nous massacreront comme des moutons », s’enthousiasme Ram Rattan, membre du BJP et de la milice civile du district de Kishtwar. Les « gardes de défense des villages » rappellent les « comités de défense des villages » créés au Jammu en 1993. A leur apogée, plus de 4 000 comités, comptant au-delà de 27 000 volontaires, patrouillaient la nuit dans les villages de la région, participant aux opérations contre les militants et recueillant des renseignements pour les forces de sécurité. Ces comités, jamais officiellement dissous, se sont étiolés à mesure que la situation sécuritaire s’améliorait.

Si ces milices ont permis au Jammu de rester pratiquement à l’abri du terrorisme, leurs membres s’en étaient également pris aux musulmans locaux, ou avaient profité de leur position pour régler des conflits personnels. « Des miliciens ont tué leur femme, d’autres ont attaqué leurs voisins ou tiré sur des gens, en état d’ébriété », explique Shafiq Mir, un élu local de Rajouri. Au total, selon les données officielles, 221 affaires pénales ont concerné des miliciens, pour meurtre, viol, extorsion.

A Dhangri, en 2011, l’un d’eux avait tiré sur une écolière musulmane qui aurait repoussé ses avances sexuelles. La jeune fille, qui a survécu, a quitté le village avec sa famille après l’attaque, mais une population musulmane importante continue de vivre là et se sent vulnérable depuis que des armes ont été attribuées à quelque 250 résidents hindous. « Il n’est pas bon d’armer une seule communauté. Si les hindous ne se sentent pas en sécurité, le gouvernement devrait déployer davantage de forces de sécurité dans le village », déplore un villageois musulman, qui n’a pas souhaité être nommé.

Discours officiel contredit

Le passé controversé des milices n’a pas dissuadé Amit Shah, mais leur présence, dans cette région considérée comme l’une des plus militarisée au monde, contredit le discours officiel. Lorsque l’autonomie du Cachemire a été révoquée en 2019, le premier ministre indien, Narendra Modi, et son ministre de l’intérieur avaient affirmé que le militantisme séparatiste serait réduit à néant et que la paix reviendrait dans la région.

« La renaissance des milices montre que les choses échappent à tout contrôle au Cachemire. C’est un exemple révélateur de la détérioration de la situation sécuritaire dans la région », estime Ajay Shukla, expert en défense et journaliste basé à Delhi, qui a servi en tant qu’officier de l’armée indienne au Cachemire.

Pendant les six mois suivant l’abolition de la semi-autonomie, le Cachemire a été plongé dans un trou noir : les lignes téléphoniques fixes et mobiles ont été coupées et des milliers de personnes ont été emprisonnées en vertu d’une loi datant de l’ère coloniale, le Public Safety Act, qui permet la détention préventive sans inculpation ni jugement. Officiellement, environ 4 000 personnes ont été arrêtées, mais les groupes de défense des droits de l’homme évoquent le chiffre de 10 000. Nombre d’entre elles continuent de croupir dans des prisons d’autres Etats indiens, loin de chez elles.

Le gouvernement a lancé une campagne de répression implacable contre ce qu’il appelle l’« écosystème terroriste » du Cachemire et le nombre de militants séparatistes est passé de centaines, lorsque la région était autonome, à une poignée aujourd’hui.

Des dirigeants séparatistes et leurs associés, mais aussi des hommes d’affaires, des avocats et même trois journalistes font l’objet d’enquêtes antiterroristes. « Il règne une atmosphère de peur. Des raids et des arrestations ont lieu presque quotidiennement au Cachemire. La colère, cependant, pourrait continuer à se diffuser en silence », note Mehbooba Mufti, l’ancienne cheffe du gouvernement de la région.

En apparence, la politique intransigeante du gouvernement a permis de rétablir un semblant de paix. Les touristes ont commencé à revenir dans la vallée himalayenne, connue pour la beauté de ses montagnes et du lac Dal à Srinagar. De quelques milliers, ils sont passés à 18 millions en 2022, et 20 millions sont attendus cette année. En construction depuis des années, de nouvelles autoroutes, de nouveaux tunnels et des établissements d’enseignement sont sur le point d’être achevés. Un projet ferroviaire vieux de plusieurs décennies visant à relier cette région enclavée au reste du réseau indien devrait être achevé en 2024.

Mais la violence s’est déplacée vers le Jammu, largement épargné jusqu’alors par l’insurrection. Au moins treize civils et vingt soldats de l’armée ont été tués dans des attaques de militants séparatistes au cours des seize derniers mois au Jammu. Outre la région de Pir Panjal, qui connaît une résurgence du militantisme, la vallée de Chenab compterait 150 militants séparatistes actifs, dont 118 opéreraient depuis le Pakistan, selon les données officielles. « Certains habitants du Jammu fournissent de la nourriture et un abri aux militants, qui reçoivent des armes, des munitions et des explosifs du Pakistan par le biais de drones », insiste le chef de la police de la région, Dilbagh Singh.

Points de contrôle militaires

Le 20 avril, un véhicule de l’armée est tombé dans une embuscade et cinq soldats ont été tués dans une zone forestière de Poonch. Puis le 5 mai, alors que les forces de sécurité pénétraient dans la forêt pour affronter les assaillants, l’explosion d’une mine a tué cinq autres soldats.

« Les forces de sécurité sont souvent prises par surprise dans cette région de forêt et de végétation denses, où les falaises rocheuses abritent des structures troglodytes. Les milices citoyennes peuvent devenir un multiplicateur de force pour les agences de sécurité », explique un haut responsable de la police indienne qui, n’étant pas autorisé à parler aux médias, requiert l’anonymat.

Ce regain de violence au Jammu arrive au plus mauvais moment pour New Delhi. L’Inde assure la présidence du G20 et ses diplomates ont déployé beaucoup d’énergie pour assurer au monde que la situation était redevenue normale au Cachemire, allant jusqu’à organiser, fin mai, une réunion préparatoire sur le tourisme à Srinagar.

Même dans la vallée du Cachemire, le calme est précaire. Le nombre de combattants séparatistes n’est plus estimé qu’à une cinquantaine par les autorités indiennes, mais les hindous continuent d’être pris pour cible. Vingt-neuf attaques ont été enregistrées en 2022, un record depuis août 2019.

Au Jammu, comme dans une zone de guerre, des points de contrôle militaires ont été mis en place sur le Pir Panjal. Des dizaines de propriétés résidentielles et commerciales ont été perquisitionnées et plusieurs suspects, accusés de soutenir les militants séparatistes, sont en garde à vue. « La militarisation et la répression ne fonctionneront pas et ne feront que compliquer le problème », estime M. Shukla, expert en défense.

Mais à Dhangri, Dheeraj Sharma, un milicien, a le moral au beau fixe : « Avec une arme à la main, je me sens puissant. Les militants devront réfléchir à deux fois avant de nous attaquer à nouveau. »

Jehangir Ali (Jammu, envoyé spécial)

 

 

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À propos

Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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