16 Avril 2023
Je profite chaque fin d’année de la trêve des confiseurs pour rafraichir la liste de mes envies. L’agitation et le tumulte qui cessent, quelques bons moments de bonheur partagé en famille et c’est la magie de Noël qui opère. A 66 ans, en cumul emploi retraite à vie, j’ai enfin trouvé sous le sapin la résolution de m’évader de temps en temps pour aller à la découverte par plaisir et par curiosité de toujours plus de vergers de pommiers dans de lointaines et insolites régions du monde.
J’en avais déjà fait le projet un an plus tôt. Et puis les semaines ont défilé, toujours bien remplies et souvent agréablement ponctuées de quelques voyages professionnels liés à mon thème de prédilection. Mais j’ai maintenant besoin de sortir des vergers battus. Alors le dimanche 25 décembre dernier au matin, en quelques clics, j’ai pris un billet sur Air India vers New-Delhi pour un départ le 28 avril en fin de journée et un retour le 9 mai. Juste onze jours, dont six fériés. Il est difficile de faire plus court. Ce n’est encore, j’en suis conscient, qu’un timide début.
L’heure du départ approche. Le trajet et le programme sont à peu près calés. Arrivée à New-Delhi tôt le samedi matin. Premier rendez-vous un peu plus tard avec Sanjay Aggarwal, un opérateur important du marché de gros des fruits et légumes d’Adzapur Mandi. Atterrissage le lendemain matin à Srinagar au Cachemire pour trois jours de visites et de rencontres. Vol pour Chandigarh le mercredi, puis direction Shimla par la route. Trois jours ensuite à rouler au milieu des vergers en Himachal Pradesh et jusqu’à Manali. Retour le dimanche à New-Delhi. Ambassade de France le lundi en plus d’une rencontre avec une collaboratrice de Tarun Arora dont le siège de l’entreprise est à Mumbai. Ce commerçant est le correspondant de WAPA (World Apple and Pear Association) pour la communication des statistiques de la pomme pour l’Inde. Il reste à l’évidence un peu de place pour que le hasard, les bifurcations et les opportunités s’invitent à tout moment dans les interstices de cet agenda.
Mon excitation pour ce voyage tient aussi à ce que je retourne au Cachemire près d’un demi-siècle (49 ans exactement) après avoir foulé une première fois l’herbe de cet ailleurs plus vert en aout 1974. Arrivé sac au dos à New-Delhi depuis Reignac par la route et après cinq semaines improbables, épuisé et succombant sous la chaleur moite, j’avais eu envie de montagne, de fraicheur et de marche au calme. C’est ainsi qu’à 17 ans, intrépide et imprudent, ayant rejoint en bus depuis Srinagar le village de Pahalgam, j’ai pu atteindre, après trois jours de marche et bien après la période propice aux pèlerinages, la grotte d’Amarnath. Sans sac de couchage, des nuits froides à la belle étoile et en chemin le col Mahagunas haut de 4276 mètres qu’il fallait franchir. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », mais on a de bonnes jambes et l’envie d’aventure. Et surtout on ne prend conscience de l’impossible et des risques encourus que bien plus tard.
Cette première escapade libératrice et quasi initiatique m’avait conduit au plus loin dans cette verdoyante vallée du Cachemire. Belle région rattachée en partie et sur le fil en 1947 à l’Inde. Territoire toujours gravement tiraillé et disputé depuis l’indépendance entre pays voisins dont la ressource économique principale est l’agriculture et bien sûr la production de pommes. Un an plus tard, un second voyage au long cours de sept mois devait m’emmener en Tasmanie, bien plus loin, aux antipodes. Une destination que l’on surnomme aussi l’ile aux pommes.
L’arboriculture n’était pas ma préoccupation première ces années-là. Il y avait pourtant quelque chose de prémonitoire au bout des routes de ma jeunesse. Parce que de près ou de loin, tous les voyages que j’ai pu effectuer depuis ont eu quelque chose à voir avec mon intérêt pour les pommes et quand même aussi le vin. Et ce n’est pas fini.
Avec plus de 2 millions de tonnes sur un total estimé de 2.7 millions pour l’ensemble du pays, le Cachemire est la principale région de production de pommes de l’Inde. Viennent ensuite l’Himachal Pradesh, puis, très loin derrière, l’Arunachal Pradesh. A cette production nationale s’ajoute environ 400.000 tonnes d’importations. 3.1 millions de tonnes de pommes à se mettre sous la dent pour le pays qui a ravi depuis peu le titre de pays le plus peuplé du monde avec 1.43 milliards d’habitants, c’est évidemment assez peu. Surtout si l’on rapporte ce volume aux 70 millions de tonnes de différents fruits produits et consommés dans le subcontinent.
Les producteurs de pommes ne sont à la fête nulle part ou presque sur le globe cette année. Ceux de l’Inde ne font pas exception. La récolte 2022 était pourtant prometteuse avec près de 15 à 20% en plus par rapport à l’année précédente. Mais voilà, l’adage qui dit qu’il vaut mieux un bon marché qu’une forte récolte s’est une nouvelle fois confirmé.
On va le voir, une succession d’évènements ont pourri la saison de commercialisation 2022 2023 au Kashmir, au sens propre comme au sens figuré.
Echaudés l’année précédente par les importations à bas prix des pommes iraniennes et voyant se profiler une récolte très généreuse, les arboriculteurs kashmiris ont tenté une ruse qui s’est avérée perdante. Nombre d’entre eux ont pensé qu’il fallait avoir vendu le plus possible avant que les pommes iraniennes n’arrivent sur les marchés des grandes villes du nord. Pour cela ils ont cherché à accélérer la maturité de leurs fruits en stimulant la production d’éthylène. Les fruits dont on suscite artificiellement le murissement peuvent en effet être cueillis plus précocement. Mais leur temps de conservation s’en trouve aussi raccourci. Surtout si les pommes ne sont pas mises immédiatement à une température proche de zéro juste après la cueillette.
Les camions bâchés ont donc été chargés en très grand nombre pour acheminer au plus vite les pommes vers les lieux de consommation. Une seule route relie la vallée du Cachemire aux autres régions de l’Inde. Il se trouve que ce corridor de fret a été obstrué par d’importants glissements de terrain consécutifs à de très fortes pluies pile poil au moment où la noria de camions transportant les premières pommes cueillies s’y était engagé. C’est ainsi que des milliers de camions ont été immobilisés sur la chaussée avec leur cargaison de pommes qui poursuivaient leur maturation. Quand les fruits trop mûrs et souvent pourris sont enfin arrivés sur les marchés avec au moins dix jours de retard, les prix ont rapidement chuté tant il y avait urgence à vendre. Malgré des tarifs à la baisse de 50%, comme la qualité n’était pas au rendez-vous, là où il fallait un jour pour vendre un camion trois ou quatre devenaient nécessaires.
Avec une récolte plus importante de 15 à 20%, un début de mise en marché raté et de très faibles capacités de stockage en chambres froides, tous les paramètres étaient réunis pour que l’engorgement perdure pendant des semaines. Les manifestations d’arboriculteurs se sont alors multipliées pour exiger que les pommes iraniennes soient bien soumises aux droits de douane prévus pour ce pays d’origine. Taxation dont elles s’affranchissent en étant rebaptisées pommes afghanes en entrant par le Pakistan au poste frontière de Wagah entre Lahore et Amritsar. L’Afghanistan bénéficie en effet d’un accord de libre-échange avec l’Inde que les opérateurs opportunistes et tricheurs ont su mettre à profit.
Les autres revendications proférées concernent des demandes de soutien au gouvernement pour les arboriculteurs et plus de moyens pour créer des capacités frigorifiques complémentaires dans la vallée.
Pour les 700.000 familles liées à l’arboriculture et les 3 millions de personnes concernées de près ou de loin par l’économie de la production de pommes de cette région la baisse drastique des prix subie en première partie de saison est une dure épreuve. D’autant plus quand les coûts de revient comme partout ont excessivement augmenté. Produits phytosanitaires, engrais, énergie, combustibles et main d’œuvre ont comme ailleurs subi une vive inflation.
En revanche, les expéditeurs qui détiennent des capacités d’entreposage en chambre froide et qui ont su les remplir à la récolte avec des pommes de qualité et être assez patient pour les vendre auront eu la spéculation heureuse. Un autre évènement dramatique et imprévisible a en effet fait se redresser le marché brutalement. Il s’agit du tremblement de terre qui a frappé la Turquie le 6 février de cette année. D’un seul coup, le frein aux expéditions depuis ce pays vers l’Inde a fait quasiment doubler les prix. La Turquie est en effet le premier pays fournisseur des importations de l’Inde. Cette place était détenue jusqu’en 2018 par les USA. Mais quand Donald Trump a imposé des droits de douane élevés sur l’acier chinois et indien, les pommes du Washington se sont vu appliquer en représailles une taxe ad valorem de 70%. Le demi-milliard de dollar que représentait alors le marché indien pour les Américains a immédiatement fondu.
L’engorgement du début de campagne passé, le marché qui combine pommes indiennes conservées en chambres froides et pommes importées redevient équilibré en seconde partie d’écoulement. Il suffit donc que l’offre chute brutalement pour que le manque d’offre fasse se tendre les prix à la hausse.
Voilà, si j’en crois les informations que j’ai pu glaner dans la presse locale du Kashmir ou nationale indienne, dans quel contexte je vais arriver chez mes collègues arboriculteurs. Quelques jours avant que nous ne menions en France une nouvelle réflexion stratégique sur les orientations à prendre pour le verger français de pommes et de poires, peut-être qu’il se peut trouver là-bas quelques idées qui nous seront utiles… Ce qu’il faut endurer pour vivre d’un verger sous d’autres latitudes peut aussi permettre de relativiser nos propres difficultés.
A suivre….
Je suis arboriculteur, viticulteur et maire de Reignac. Mais aussi Président de l'Association Nationale Pommes Poires, membre de WAPA (World Apple and Pear Association) et secrétaire général d'Interfel.
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