Vendredi soir, à l’heure de la fermeture de la boutique, je me suis glissé dans le bureau de Philippe pour l’interroger sur les ventes de la semaine écoulée, évoquer
la discussion de la veille sur le même thème avec nos collègues du département voisin et réfléchir à voix haute, comme souvent, aux perspectives du métier. Richard et Jean Luc sont entrés peu
après pour signaler avant de partir que tout était en ordre et que les dernières palettes de la semaine attendaient dans le hall l’arrivée des transporteurs pour une livraison le lendemain matin
à Paris Lyon ou Marseille. Leur œil a été attiré par l’image de fond d’écran de l’ordinateur. Il s’agit d’une photo envoyée par un client du marché de Rungis qui montre un volume conséquent de
plateaux à notre marque sur le carreau de ce grossiste. C’est important pour un vendeur de savoir que sa marque a de l’impact sur le marché. Il est surtout utile pour lui de se gonfler le moral
pour valoriser à chaque instant les fruits auprès de clients qui répètent sans cesse que c’est mieux et moins cher ailleurs. S’en est suivi une discussion sur les variétés en présence sur la
photo. Belchard, Rubinette, Gala et Delisdor étaient issues de nos entrepôts alors que Pink Lady ou Granny Smith provenaient de ceux de nos concurrents. C’est à ce moment là, il me semble, que
Jean Luc s’est extasié sur Delisdor, nous faisant remarquer la supériorité de cette variété sur les autres, y compris Rubinette ou Belchard. J’ai demandé à aller voir dans la chambre froide
l’aspect d’un plateau de cette variété prêt pour être expédié et par la même occasion j’en ai profité pour m’en croquer une.
La présentation en plateau de cette pomme est en effet vraiment exceptionnelle. Elle est allongée, lourde, dense, marbrée, rustique, d’un très beau jaune orangé et
d’une excellente qualité gustative. Il faut la laisser au moins deux mois en chambre froide, (même un fruitier ventilé suffirait) pour qu’elle exprime toute sa saveur, ensuite elle se conserve
sans problème jusqu’à l’été. Le semis d’origine de cette variété date de 1973 dans la ferme de l’unité de recherche en horticulture de Purdue à West Lafayette dans l’Indiana. C’était le seizième
arbre du quatrième rang. Le croisement a été obtenu à partir de Golden Délicious pollinisée par Co-op 17, elle-même issue d’un croisement avec malus floribunda qui a conféré le gène de la
résistance à la tavelure. Le semis a été sélectionné sept années plus tard en Octobre 1980 sous le nom de Co-op 38, puis baptisée commercialement Goldrush. La variété a ensuite été évaluée par
différents producteurs ou pépiniéristes en Californie, Illinois, Indiana, Missouri, Washington et aussi à Bologne en Italie. Ce n’est que très récemment qu’elle est disponible chez les
pépiniéristes en France et qu’elle a reçu sa nouvelle appellation commerciale pour la France, Délisdor. Les plantations se développent un peu partout dans le pays maintenant. Mais malgré ses
qualités exceptionnelles la variété a ses contraintes. L’arbre est fertile et nécessite un éclaircissage des fruits très soigné pour réduire à la limite inférieure le nombre de fruits que l’arbre
peut facilement conduire à la maturité début novembre et assurer ainsi des fruits bien jaunes orangés à la récolte. Un peu trop de fruits et ils demeurent verts, même avec une cueillette retardée
jusqu’à décembre et l’attractivité visuelle disparaît ainsi qu’une partie de la qualité gustative. En revanche l’aptitude de la variété à tolérer la tavelure, ainsi que dans une moindre mesure le
feu bactérien, est un vrai bonheur en ces temps d’appauvrissement de la phytopharmacie.
A chaque fois qu’une nouvelle variété est proposée par un pépiniériste la même question se pose pour l’arboriculteur. Est-ce que cette variété a un potentiel
supérieur aux variétés existantes et est ce que les consommateurs vont l’apprécier et l’adopter au point de se détourner des variétés qui composent son verger à ce jour ? Je n’oublie pas que
l’arboriculture des deux Charentes doit sa relative bonne santé actuelle au choix effectué il y a plus de vingt ans maintenant de développer l’offre d’une variété crée par l’INRA en 1957, la
Belchard. Associée à Rubinette, ces deux variétés représentent aujourd’hui près de la moitié du verger charentais et sont toujours très appréciées par le consommateur. Mais quelle est donc
aujourd’hui la variété, parmi toutes les plus récentes encore peu connues, qui suscitera l’engouement des consommateurs et la valorisation attendue? Quelle est la variété de pomme qui aura
remplacé pour partie ou complètement celles que nous cultivons aujourd’hui, dont les prix ont vocation à baisser au profit de nouvelles variétés plus prisées et encore rares.
C’est cette interrogation stratégique, parmi d’autres, qui fait la difficulté, mais aussi l’attrait du métier. Voilà une production qui ne nécessite pas de droits de
plantation et qui peut donc se développer librement sur le territoire national. Une production pour laquelle il n’existe pas de régulation de l’offre et qui connaît en conséquence des mouvements
erratiques de cours. D’autant plus que le marché de la pomme est aussi complètement ouvert aux importations fluctuantes de toutes origines. Il faut être bon partout bien sûr, mais ce qui assure
la pérennité de l’entreprise sur le long terme c’est l’adéquation de l’offre variétale avec la marché pour que le prix moyen obtenu soit le plus souvent supérieur au prix de revient. Comme c’est
un métier qui bénéficie toujours d’une création variétale assez dynamique et que l’infléchissement de la composition d’un verger nécessite de longues années, le pari variétal est la clé de la
réussite ou de l’échec
Cette situation de concurrence et de compétition entre les arboriculteurs, les terroirs et les régions conduit à la disparition des productions dont le marché n’a
plus besoin. Dans le même temps les arboriculteurs qui améliorent leur offre et qui perçoivent le mieux les tendances du marché accroissent leur influence. Viennent s’ajouter à ces éléments les
conditions spécifiques propres à chaque pays producteurs qui deviennent plus déterminantes encore. Le Washington Fruit Grower publiait il y a quelques semaines le classement des pays effectué par
le docteur Desmond O’Roorke (Belrose Inc) selon leur compétitivité pour la production de pommes. Le Chili arrive en tête suivi de la Nouvelle Zélande puis de l’Italie, qui a pris la place de la
France qui occupe désormais la quatrième place juste avant les Etats-Unis quand même. Je crains d’ailleurs que les contraintes réglementaires nationales et européennes qui deviennent de plus en
plus draconiennes nous pénalisent un peu plus dans ce classement à très court terme.
Malgré une avalanche de difficultés et beaucoup de complexité (immobilisation importante de capital, concentration de la distribution, contraintes réglementaires et
environnementales, etc) le métier consiste toujours comme aux premiers temps à planter un arbre et à l’entourer de soins, à récolter un fruit, à le conserver et à le vendre à un consommateur
boudeur ou enthousiaste.
Il est intéressant, en ces temps de dénigrement des propositions de réforme, de rappeler qu’elle était l’implication de la collectivité dans la régulation de la
production et du marché de la pomme au début des années 90 et ce qu’elle est encore aujourd’hui.
Chacun se souvient sans doute du mécanisme des retraits censé réguler les cours de certains fruits et légumes. Le constat qui fondait cette politique était le
suivant. Avec une même surface de verger, selon les conditions climatiques, une année la production est trop élevée et l’autre elle est insuffisante. L’année de surproduction les cours chutent et
les producteurs se révoltent. Pour lisser l’offre, l’Europe avait donc choisi de financer la mise à l’intervention d’une partie de la production commercialisable. Les fruits produits en trop
grande quantité étaient indemnisés à environ 40% de leur prix de revient et le rééquilibrage obtenu entre l’offre et la demande devait permettre d’obtenir un niveau de prix rémunérateur pour le
producteur. Le France est rapidement devenue championne d’Europe des quantités de fruits et de légumes mises au retrait. Pour autant les résultats escomptés n’ont jamais été à la hauteur des
ambitions de la mesure et de son coût, bien au contraire. La première conséquence négative directe de cette technique c’était évidemment les images à la télévision de la destruction de nourriture
à côté des images des populations dans le monde qui souffrent de la faim ou tout simplement des personnes en situation difficile dans notre pays qui ont de la peine à se payer de quoi manger
correctement.
Mais ce sont les effets invisibles qui sont les plus insidieux avec ce type de mesure, qui semble pourtant logique et marquée au coin du bon sens pour quiconque a
fait au moins deux années d’études d’économie.
La première extravagance c’est de devoir confier à une administration publique le soin de contrôler et d’indemniser ces retraits. Dans un premier temps cette mission
a été assumée par le service de la répression des fraudes et puis plus tard après Schengen aux corps des douanes qui disposaient d’effectifs importants à réemployer hors des frontières.
Un bon kilo de réglementation dans une main et quelques outils dans l’autre, les contrôleurs devaient vérifier que les marchandises mises au retrait correspondaient
bien à la norme de commercialisation et que les quantités indemnisées étaient réelles. Il y a prescription aujourd’hui et sans entrer dans le détail je laisse à chacun le soin d’imaginer les
dérives qui ont eu lieu dans certains coins de France. A tel point que chez certains producteurs il était courant d’entendre que telle parcelle était « pour le retrait » et que c’était
sans doute celle qui rapportait le plus. Tout naturellement les producteurs (une partie seulement mais tous étaient touchés) avaient intégré cette destination pour les récoltes dans la gestion de
leur exploitation, au détriment de l’adaptation de leur offre à la demande réelle du marché. Malgré cela au fil du temps et pour bon nombre de représentants professionnels la moindre remise en
cause des retraits financés par l’Europe était insupportable. Si les résultats escomptés n’étaient pas au rendez vous c’est que les retraits avaient été insuffisants pour rééquilibrer l’offre. Si
ça ne marchait pas c’est que la potion avait été administrée en quantité insuffisante. Il fallait vraiment vouloir la mort définitive de la production pour remettre en cause cette forme de
régulation de l’offre et de la demande, même imparfaite. Où pire encore être atteint de libéralisme, qualificatif dont on ne se relève pas dans notre beau pays comme chacun sait.
Mais voilà l’intervention qui par nature avait vocation à être mise en œuvre l’année de surproduction était devenue plus ou moins annuelle et parfaitement
récurrente. Ce qui a conduit les têtes pensantes à considérer que l’offre devait être structurellement trop élevée et qu’il devenait préférable de financer des arrachages pour réduire enfin les
sommes consacrées à la destruction des marchandises. Malgré l’attachement de la profession et de ses représentants à ces techniques de gestion de marché (il y aurait lieu aussi de décrire
les effets pervers de ce type de système sur la cogestion entre les professionnels et le pouvoir politique) sous l’influence de pays comme le Royaume Uni, l’Europe a mis fin au système.
La main invisible du marché est d’une redoutable efficacité dans ce cas comme dans beaucoup d’autres si on la compare à celle bien visible et bien gauche de l’Etat.
Les approches macro-économiques et les outils de l’intervention publique produisent souvent des effets à l’opposé des buts recherchés. C’est pourtant fou la réserve d’intelligence qu’il y a en
chacun de nous dès lors qu’on la stimule. La même intelligence qui sert à ruser avec les contrôleurs et l’argent de l’Europe permet tout aussi bien de comprendre le marché et de s’y adapter.
Plutôt que de mobiliser des individus pour des emplois de shadocks (producteurs ou contrôleurs) il est alors préférable de les libérer pour qu’ils participent eux aussi à une vraie production de
biens et de services. En agissant ainsi, il faut le rappeler, on améliore mécaniquement et sans effort le pouvoir d’achat. Le marché stimule l’innovation et la créativité des individus. Dans un
contexte de concurrence les organisations s’adaptent sans cesse pour devenir plus efficace et gagner en productivité. C’est ainsi que depuis que le monde est monde les coûts de production
baissent et que les individus obtiennent plus par leur travail. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, mais je sais que c’est ainsi que les individus agissent. Je sais aussi par expérience qu’ils
ont beaucoup de talent pour s’éviter à eux-mêmes ce chemin des crêtes et enfumer leurs congénères pour se nourrir et vivre à leur dépens en assurant pourtant qu’ils sont à leur service. Plutôt
que de pervertir à coup sûr leurs comportements par des mesures étatistes imbéciles et ruineuses du type de celle que je viens de décrire il est tellement plus pertinent et bénéfique pour tous
d’améliorer les règles du marché pour tendre vers une concurrence libre et non faussée. La particularité de notre pays c’est que ceux qui savent cela par expérience sont moins nombreux que ceux
qui sont convaincus du contraire ou qui ont intérêt à l’être.
Je pourrais poursuivre la démonstration avec le dispositif qui a remplacé celui que je viens de décrire. La réforme qui a mis fin au retrait a institué un soutien à
l’organisation des producteurs et à leur stratégie de développement. Evidemment en contrepartie d’espèces sonnantes et trébuchantes les organisations de producteurs doivent satisfaire aux
objectifs du financeur qu’est l’Europe. Ces objectifs sont détaillés dans de longs textes assez difficilement accessible au paysan moyen. Peu importe puisque chaque Etat doit en décliner
l’application sur son territoire. La France fait ce qu’elle peut pour raccorder entre la directive et la réalité de la production dans le pays. La difficulté bien sûr c’est que l’Europe vérifie
la conformité de la mise en œuvre des fonds au regard de ses objectifs. S’il n’y a pas conformité elle pénalise l’Etat en lui demandant de rembourser l’argent perçu indument. Pour ne pas devoir
prélever la somme sur son budget déjà bien ric rac l’administration française échaudée tente de se border au prix d’un cadre d’application très tatillon. En bout de chaine la fameuse
organisation de producteurs doit se contorsionner pour percevoir la somme dont elle est persuadée quelle lui est nécessaire pour être compétitive avec les OP concurrentes. A tous les étages
l’insécurité juridique et financière est permanente et bien sur contreproductive. A tous les étages il a fallu monter une usine à gaz administrative et gonfler les effectifs des corps de
contrôle. Dans le meilleur des cas l’organisation de producteur perçoit 4.1% de sa production commercialisée. Ce qui est loin d’être négligeable bien sûr. Mais le rendement net est bien inférieur
compte tenu de l’alourdissement du fonctionnement généré et du détournement de l’attention du producteur de son objectif premier qui est de satisfaire ses vrais clients. Faut-il vraiment dans
l’Europe à 25 continuer à jouer à ce petit jeu là avec l’argent prélevé sur la sueur du contribuable. Il est permis d’en douter. L’économie des fruits et légumes souffrirait-elle de la
disparition de tels dispositifs? Bien sûr que non. Pas plus qu’elle n’a souffert de la fin des retraits.
Dans le même registre quelle justification trouver encore aujourd’hui à réduire artificiellement le prix de revient de la production de céréales en Europe ou aux
Etats-Unis par des aides forfaitaires à l’hectare ou autres alors que ces productions sont totalement mécanisées et que le prix de revient est le même sur toute la planète ou à peu près ?
Opprimer les pays pauvres en leur interdisant de produire leur propre nourriture bien sûr mais aussi les agriculteurs devenus dépendants et justifier sans doute par un gros budget les effectifs
de fonctionnaires européens et nationaux et les élus qui les dirigent.
Un peu plus de potion magique serait du meilleur effet. Des règles, des lois, une information de qualité et des acteurs responsables suffisent quand il s’agit de
planter un arbre pour récolter des fruits et les vendre à des consommateurs. C’est pareil pour le blé. Et il doit être possible de multiplier les exemples. Il est tellement préférable de réserver
les ressources de l’impôt pour financer ce qui relève de nos besoins collectifs et de la solidarité. Je ne suis pas sur d’ailleurs que si l’on se préoccupe d’efficacité et des limites entre ce
qui relève du collectif et du privé il y ait besoin d’y consacrer près de la moitié du produit national brut. D’autant plus qu’avec la libération de la croissance induite, les fins de mois
de l'Etat mais aussi celles des contribuables deviendraient étonnamment faciles.
En conclusion, et pour être vraiment provocateur et à contre courant de l'opinion publique majoritaire de mon pays, je ressens chaque jour et à chaque instant que le marché c'est la vie et
que le libéralisme est bien un humanisme.
Qu'en pensez vous?